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voix partie de la galerie qui criait : « Je donnerais bien encore un kreutzer pour que ce fût la fin ! » La Gazette musicale de Leipzig traduisit le sentiment général des auditeurs en disant que cette symphonie d’une longueur démesurée et dont l’exécution présentait des difficultés inouïes, n’était à vrai dire « qu’une fantaisie très développée, pleine d’audace et de sauvagerie… qui eût certainement beaucoup gagné si l’auteur avait consenti à la raccourcir et à y mettre plus de clarté et d’unité… »

Désormais Beethoven avait trouvé sa voie, et dans ce domaine de la symphonie qu’il venait ainsi d’agrandir, il se sentait chez lui, en pleine possession de ses moyens. C’était bien là le genre qui convenait à son génie. Par son tempérament comme par les dures nécessités de sa vie, le maître, en effet, était de plus en plus porté vers l’expression des sentimens les plus généraux. Isolé du monde, condamné à vivre en lui-même et de lui-même, sa surdité le privait de tout moyen de contrôle sur la valeur de ses œuvres. Mais ses idées chantaient en lui avec d’autant plus de force qu’il ne pouvait plus les entendre exprimées. On comprend que, dans ces conditions, il fût peu fait pour la musique dramatique. Dans ce merveilleux poème de Don Juan où toutes les classes de la société, tous les contrastes et toutes les nuances des passions humaines sont en jeu, associés aux saisissantes péripéties du drame, Mozart se meut à l’aise et comme dans son élément. Il marque de traits inoubliables les moindres figures et caractérise avec une pénétration singulière leur individualité dans les situations diverses où elles se trouvent engagées. Beethoven n’a pas la souplesse de talent qui lui permettrait de sortir ainsi de lui-même. Ce n’est qu’à grand’peine et par des effets opiniâtres qu’il arrive à s’accommoder du livret si élémentaire de Fidelio, que pourtant il a choisi. S’il élargit à sa taille le texte de Bouilly, c’est pour faire de chacun des personnages autant d’abstractions. C’est sa conception propre de la vie qu’il nous montre en eux, plutôt que les acceptions particulières qu’ils en devraient manifester. En Léonore il glorifie toutes les tendresses de l’amour conjugal tel que son cœur aimant l’aurait rêvé pour lui-même, et son âme avide de liberté exhale ses aspirations dans les plaintes sublimes des prisonniers. Quant aux situations, il se contente de celles que lui offre la pauvreté ingénue de ce livret dans lequel les perfidies d’un gouverneur traître et cruel s’opposent aux complaisances d’un geôlier bon et sensible, et, pour clore dignement des combinaisons d’une innocence aussi enfantine, le soin du dénouement est confié à un ministre équitable, chargé de punir le crime et de récompenser la vertu. En s’exerçant sur ces données candides, Beethoven les transforme, les exalte et atteint