Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 138.djvu/180

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’enfance, Éléonore van Breuning : « Vous trouverez dans votre ami un homme tout joyeux, car le temps et une destinée meilleure ont effacé en lui la trace des misères passées. » Mais ce ne fut là qu’un bonheur bien éphémère, auquel allaient bientôt succéder de nouvelles et irrémédiables tristesses.

Jusqu’alors ses contemporains avaient surtout goûté son jeu ; ses compositions, au contraire, semblaient déjà bizarres aux connaisseurs, savantes plutôt qu’inspirées, « sans naturel et sans mélodies. » Ce n’est guère qu’en 1800 que leurs appréciations commencèrent à se modifier à la suite d’un concert où, sans parler d’un concerto de piano et du septuor, il avait fait entendre sa première symphonie (Op. 21). Avec tout le talent qu’avaient eu ses prédécesseurs, il y montre déjà des qualités très personnelles et l’affirmation de Berlioz que « Beethoven n’est pas encore là » nous semble, ainsi qu’à M. Brenet, trop absolue. Sans doute, et on l’avait remarqué dès cette époque, la composition de l’orchestre, la coupe et les proportions de cet ouvrage, continuent à nous offrir un mélange heureux du style de Haydn et de Mozart. Mais la franchise des rythmes, la force expressive des idées, leur enchaînement et la façon même de les présenter annoncent un maître. Sans être tout à fait lui-même, Beethoven manifeste mieux encore son originalité dans la seconde symphonie (op. 36) ; il est vrai que dans l’intervalle de deux ans qui la sépare de la première, de cruelles souffrances avaient mûri son génie. C’est près de Vienne, à Heiligenstadt, qu’il avait achevé cet ouvrage. Il était venu y chercher le repos que son médecin lui ordonnait pour essayer de guérir la surdité dont depuis trois ans il se sentait de plus en plus menacé. Malheureusement cette infirmité ne fit qu’empirer. Un jour que Ries se promenait avec lui dans la campagne, Beethoven, auquel il signalait un berger soufflant à peu de distance dans un flûteau rustique, n’avait pu l’entendre, et le maître restait triste et pensif durant toute cette promenade. Il épanchait douloureusement ses plaintes dans le testament qu’il adressait alors à son frère et qui appartient aujourd’hui à M. O. Goldschmidt, chef d’orchestre à Londres. Lui qu’on accuse d’humeur farouche, il eût été, sans cet horrible mal, le plus sociable des hommes ; mais il lui faut se résigner à une vie solitaire. Atteint dans ses goûts les plus chers, il doit dérober aux autres la connaissance de cette infirmité qui, en paralysant l’exercice de son art, le rend à charge à autrui et à lui-même et qui, pour un rien, le porterait à abréger une vie misérable, s’il ne sentait pas en lui un besoin de produire qui le soutient encore, en dépit des rigueurs de la destinée qui l’accable. Que si la mort devait venir avant qu’il eût accompli toute sa tâche, il l’accueillerait avec joie,