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pourrions nous méprendre sur l’importance de l’événement si nous en jugions seulement par nous-mêmes, mais le jugement de l’étranger fait plus encore que confirmer le nôtre, il l’accentue, il lui donne plus de développement et de valeur. A nos yeux, rien n’est changé, car nous avons toujours cru à la réalité et à la solidarité des liens établis entre la France et la Russie ; mais aux yeux du monde une révélation s’est faite, et par cela même notre situation morale se trouve modifiée. On sait aujourd’hui, à ne plus pouvoir s’y tromper, que ni la France, ni la Russie ne sont isolées. Dans des circonstances que l’on connaît imparfaitement et sur lesquelles on peut par conséquent épiloguer, mais qui ont été sans aucun doute étudiées et précisées par des gens compétens, elles seraient à côté l’une de l’autre. La mort, d’ailleurs si malheureuse, du prince Lobanoff, n’a pas influé sur les rapports des deux pays, parce que ces rapports ne dépendent pas d’un ministre, quelque éminent qu’il soit. On ne sait pas encore quel sera le successeur du prince Lobanof, mais, quel qu’il soit, il suivra les instructions de son souverain, et le sens dans lequel elles lui seront données ne saurait être douteux. En attendant, l’adjoint du ministre, M. Chichkine, est venu à Paris ; il y a précédé l’empereur de quelques jours, il y est resté quelques jours après son départ, afin de conférer avec M. Hanotaux. Ce sont là des faits qui se passent de commentaires. Nous nous hâtons de dire que, parmi les opinions si diverses qui ont été émises en Europe sur l’alliance franco-russe, parmi les points de vue opposés où on s’est placé pour l’apprécier, nul n’a cru, nul n’a dit qu’il pouvait en ressortir un danger pour la paix. Il n’a pas été question de paix dans les toasts du tsar ; toute affirmation de ce genre a paru inutile. Nous n’avions pas plus d’un côté que de l’autre à donner, au sujet de nos intentions, des assurances ou des explications qui auraient pu ressembler à des excuses. L’alliance est ce qu’elle est ; elle deviendra ce que les circonstances la feront ; elle a été conclue pour donner à chacune des deux puissances qui l’ont faite toute la force dont elles disposent en commun, et pour en apporter le poids dans les conseils de l’Europe. Elle nous permet, non pas, comme on l’a dit, de relever la tête, car nous ne l’avons jamais baissée ; ni de la tenir plus haute encore, car rien ne serait plus déplacé ; elle nous permet d’apporter plus de confiance dans les résolutions que nous pourrons prendre, parce que cette confiance n’est pas seulement en nous, mais dans les autres, et que ce sentiment gagne beaucoup à se sentir partagé. C’est d’ailleurs un excellent sentiment. S’il est mauvais pour l’homme d’être seul, cela est mauvais aussi pour les nations. La solitude est quelquefois mauvaise conseillère. Elle pèse sur ceux qui y sont condamnés. Elle les prédispose à un certain exclusivisme d’esprit, à une certaine aigreur de caractère, auxquels échappent plus aisément ceux qui se savent appréciés et recherchés. Les partisans les plus résolus de la paix aiment à pouvoir se dire qu’ils