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crime à sa femme de cette déconvenue ; mais il oublia aussi complètement que possible celle qu’il appellera par la suite et justement « sa jeune veuve ». C’est au point qu’en Angleterre mistress Ives lui propose sa fille en mariage. « Arrêtez ! m’écriai-je, je suis marié. » Elle tomba évanouie… Délaissée aussitôt que mariée, la vicomtesse de Chateaubriand était retournée en Bretagne. Arrêtée comme femme d’émigré, et jetée dans les prisons de Rennes, sa captivité dura jusqu’au 9 thermidor. Elle n’avait été rendue à la liberté que pour se trouver seule, dans un état voisin de la misère, réduite à la compagnie tyrannique et fantasque de Lucile, désormais malade et dans un état voisin « de la folie de Rousseau. » Cependant Chateaubriand est devenu célèbre ; au retour d’un voyage d’affaires dans le Midi il revient à Paris pour y suivre l’affaire de sa nomination à un poste diplomatique. Il passa en Bretagne pour voir sa femme et resta bien vingt-quatre heures auprès d’elle. Il fut convenu qu’elle le rejoindrait à Rome. C’est Mme de Beaumont qui vint l’y retrouver. Après la mort de Mme de Beaumont, le principal obstacle à une réunion entre les deux époux disparaissait ; de tous côtés on poussait Chateaubriand à se rapprocher de sa femme, on faisait valoir toute sorte de raisons de convenance, de décorum, de situation sociale : « Votre avis sur une personne qui m’est unie est bon, répond-il à Fontanes. Je l’ai apprécié et il y a longtemps que j’y pense. Mme de Beaumont en mourant me l’a donné elle-même. Mais je ne puis m’y résoudre actuellement et je vous prie même de ne m’en plus parler. » Son parti enfin pris, il tâche encore de gagner du temps. « J’aspire au moment où je pourrai jouir encore de quelques heures de liberté, puisqu’il faut renoncer au fond de la chose. Bon Dieu ! comme j’étais peu fait pour cela ! Quel pauvre oiseau prisonnier je suis ! » La réunion eut lieu en février 1804. Le ménage habite rue de Miromesnil : Mme de Custine s’installe presque à la porte. Quelques billets qu’adresse Mme de Chateaubriand à l’ami Clausel de Coussergues permettent de juger de l’état de son esprit à cette époque : « Venez, je vous en prie, de bonne heure ce soir. M. de Chateaubriand sera sorti : je pourrai vous raconter mille choses qui me tourmentent… M. de Chateaubriand est à la campagne. Vous ferez une belle charité de venir dîner avec moi. Vous consoleriez une affligée… Venez donc dîner avec moi. Je suis seule et malade… Venez donc dîner avec moi. Je suis seule encore, et nous sommes dans un temps où l’on rêve bien noir dans la solitude. » En 1806, Chateaubriand voguait vers l’Orient où il allait chercher de la gloire pour se faire aimer de Mme de Mouchy. Mme de Chateaubriand fut onze mois sans nouvelles de son mari. A la Vallée-aux-Loups la nécessité même rend Chateaubriand plus sédentaire, sinon plus attentif. Il est des journées terriblement longues. « Comment oser dire que je m’ennuie à Val-de-Loup avec