Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 137.djvu/942

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

caractère de l’homme. A-t-il d’ailleurs apporté dans cette enquête quelque malice, et, si l’on y tient, quelque malignité ? L’important est qu’il ait vu juste. Or on s’est beaucoup occupé de Chateaubriand en ces dernières années. Les études biographiques ou littéraires se sont multipliées. Il se peut qu’elles diffèrent par le ton et par l’accent de celle de Sainte-Beuve. Elles n’ont sur aucun point essentiel réformé son jugement.

Il y a des chances pour que le Chateaubriand de Sainte-Beuve continue de prévaloir contre celui de M. Pailhès. Au reste voici ce portrait vraiment inédit. L’idée qui en a dirigé la composition est fort simple : c’est que tous les reproches qu’on a coutume d’adresser à Chateaubriand sont inventions pures et calomnies noires. On se le représente, comme les héros de ses livres, en proie aux extrémités d’une nature ardente et insatiable, inassouvie et lasse, dévoré par un ennui continuel, cherchant dans les orages de la passion, dans l’agitation des voyages ou dans celle de la politique, une distraction qui lui échappe sans cesse, à charge à lui-même et aux autres. On l’imagine encore infatué de lui-même, soucieux de l’effet qu’il produit, les yeux fixés sur la galerie, avide de l’adulation et gâté par elle. Légende que tout cela ! Le Chateaubriand de la réalité vécue, celui auquel il faut revenir est tout différent. Il est essentiellement bon enfant, bon garçon, aimant à rire, d’un commerce agréable et facile. Tels sont les traits sous lesquels nous le dépeint à plusieurs reprises le « bon » Joubert. « Je serais fort aise, écrit celui-ci en 1804, que vous le voyiez ici pour juger de quelle incomparable bonté, de quelle parfaite innocence, de quelle simplicité de vie et de mœurs, et au milieu de tout cela, de quelle inépuisable gaieté, de quelle paix, de quel bonheur il est capable… Sa femme et lui me paraissent ici dans leur véritable élément. Quant à lui sa vie est pour moi un spectacle, un sujet de contemplation ; elle m’offre vraiment un modèle… Ce sont deux aimables enfans, sans compter que le garçon est en outre un homme de génie. » Il y a plusieurs remarques dont le nouveau biographe ne s’est pas avisé : c’est que Chateaubriand n’a pas trouvé tout de suite l’attitude où il devait se figer et qu’on n’atteint pas du premier coup à la perfection d’un genre ; c’est qu’il n’est pas d’existence si concertée qui n’ait ses heures de détente ; et c’est aussi que le « bon » Joubert était à un rare degré dépourvu de pénétration morale, comme d’ailleurs ses maximes le prouvent surabondamment.

Mais Chateaubriand ne peut avoir de défauts ; il ne peut avoir commis de fautes ; c’est encore le « bon » Joubert qui en témoigne : « Il me paraît inévitable qu’un tel homme fasse des étourderies ; il ne me paraît pas possible qu’il fasse des fautes graves. » Chateaubriand n’est pas poseur ; il n’est pas égoïste, il n’est pas orgueilleux, du moins au sens vulgaire de ces mots ; tout au plus peut-on noter chez lui une fierté