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allume en eux un éternel besoin de violence. Les reîtres d’autrefois, que les villes en feu, les ruisseaux de sang, et les tas de cadavres et l’échevèlement des femmes piétinées par leurs chevaux soûlaient d’orgueil, proportionnaient leurs plaisirs à leur monstrueux labeur. Je ne compare point ces tragiques soudards aux bourgeois enrichis de la pampa. Mais si vous voyez jamais un salitrero rouant de coups la fille qui l’héberge et titubant dans le fracas de la vaisselle brisée, souvenez-vous de la façon dont ce même homme travaille la terre, la bonne terre, aïeule du genre humain.

Cependant le train continue sa marche. C’est l’heure où souffle le vent de la pampa, ce vent régulier qui se lève à dix heures du matin et tombe vers quatre heures du soir. Nous avons beau nous claquemurer dans nos wagons, la poussière y pénètre, nous aveugle et nous dessèche la gorge. Nous apercevons au loin de nouvelles officines, et tout le long de la plaine d’étranges colonnes de sable jaillissent comme des geysers et se tordent en spirale. Il fait une chaleur accablante ; tout ce qui reçoit un rayon de soleil brûle. De temps en temps, nous nous arrêtons devant une misérable baraque, entourée de quelques cabanes. Une seule gare nous retient dix minutes : Huara. Des marchandes de raisins, pour la plupart cholas boliviennes, se traînent dans les voitures et nous offrent des raisins poudreux. Elles sont vêtues de jupes multicolores et de corsages à ramages, coiffées de chapeaux d’homme, et leurs cheveux, en deux nattes nouées par un ruban rouge, sont ramenés sur leur poitrine. Je remarque parmi les gamins qui nous harcèlent des types de blondins aux yeux bleus, à la peau blanche. C’est de la contrebande anglaise ou germanique. Je n’ose nous en rendre responsables, car les Français se comptent à Tarapaca. Je n’en connais que trois, possesseurs d’officines, et leur personnel se compose presque entièrement de Chiliens et de Péruviens. Huara, un des villages les plus peuplés du désert, s’étend devant la gare : son bourg consiste en un alignement de maisons et de magasins sordides, coupé de rues qui ne sont que des échappées sur l’infini des sables. On y voit un hôtel et même un « Grand Hôtel », et, en face, deux fiacres vermoulus, attelés chacun de trois rosses pelées.

Après Huara, Poso-Almonte s’enorgueillit de ses tamaris et de ses souvenirs historiques. Une pluie, une de ces pluies qui se trompent d’adresse et dont le miracle s’opère environ une heure tous les trois ans, une pluie doublement lustrale, a fait sortir du sable le maigre enchantement de ces arbustes vert grisâtre. Ils ne grandissent pas, ils rampent. L’habitude d’être fouettés par le même vent les allonge sur le sol. Loin d’égayer la plaine, qui va