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portes ; sa mère écrit sous sa dictée d’innombrables lettres. Il se fait persuasif, éloquent, irrésistible. Son désintéressement trouve des finesses de plaideur, des ruses d’avare, et, dans cette ville, où la lutte pour l’existence ne laisse aucun répit à ses farouches boxeurs, dans cette ville, qui ne compte pas plus de cinquante Français dont trente-cinq émigrans, M. Duclos recrute à l’Alliance française plus de six cents adhérens ! Six cents personnes ont consenti à souscrire pour une œuvre de propagande intellectuelle et morale ! Et cet homme a opéré ce miracle, sans espoir de récompense, sans orgueil, par la seule vertu de son patriotisme et de sa bonne grâce mélancolique. Quand il disparaîtra, quelque chose du nom français s’éteindra sur ce rivage. Les six cents membres de l’Alliance se disperseront, et le voyageur qui parcourra le sable desséchant d’Iquique, n’y trouvera même plus l’ombre d’un simple dévouement. Des générations continueront d’y grandir dans l’amour de l’or et dans l’ignorance des nobles chimères qui mènent les âmes, et l’on y rencontrera, comme j’en ai rencontré moi-même, des fils de Français millionnaires, qui abdiquent leur nationalité et ne savent que l’espagnol.


II

Le train de voyageurs, qui mène au désert des salitreros, y monte trois fois par semaine, le lundi, le mercredi et le vendredi ; les trois autres jours il en redescend ; le dimanche, il se repose. Ce fut un lundi matin que je le pris pour la première fois. Le départ est fixé à huit heures, mais dès sept heures et demie les wagons sont envahis.

Curieuse, la foule qui se presse et court sur le trottoir de la gare : d’abord, des Anglais corrects, recouverts d’un cache-poussière qui leur tombe jusqu’aux pieds, coiffés de casquettes à carreaux, des diamans à leurs doigts, le teint cuit, le nez rutilant et les yeux ordinairement cerclés par les fatigues de la nuit, tous agens, directeurs ou employés d’officines, qui sont venus fêter à Iquique le jour du Seigneur. Autour d’eux les péons, ouvriers et travailleurs, mal lavés, débraillés et très fiers, quelques-uns encore endimanchés. Ils gagnent leur wagon de deuxième classe, comme on gagne son lit. M’est avis qu’ils l’ont bien mérité. La plupart s’en retournent les mains vides et les poches probablement comme les mains. D’autres emportent de petits paquets de hardes, d’où sort le goulot d’une bouteille.

Mais dans ce peuple, qui s’agite sans bruit et dont le réveil trop matinal, la veille prolongée ou la nuit blanche tire les traits,