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belle : de Puerto-Montt à Panama, tous les rossignols de la galanterie cinglèrent vers l’industrie du salpêtre. Les vapeurs débarquèrent aussi de pauvres filles d’émigrans, sans sou ni maille, servantes à tout faire. Quelques-unes, chanceuses, y rencontrèrent un mari. Comme la police chilienne témoigne d’une large tolérance et respecte toutes les libertés, les plus beaux quartiers de la ville se trouvèrent bientôt habités par des dames qui commençaient leur journée quand les agences finissaient la leur. L’envahissement prit de telles proportions que la municipalité intervint et leur affecta des rues spéciales. On appliquait cette mesure lorsque j’arrivais, et Iquique retentissait des doléances d’honorables propriétaires, qui gémissaient sur le tort qu’on faisait à leurs immeubles. Naturellement le prix des locations diminue, et dans l’Amérique du Sud, surtout à Tarapaca, l’argent n’a pas de sexe. Le pouvoir de ces femmes ne se manifeste ici ni par des vols ni par des drames passionnels. Vous rappelez-vous dans la Lucrèce Borgia de Hugo ce jeune homme en cheveux blancs, qui, le dos voûté et les jambes incertaines, traverse le fond du théâtre, lugubre symbole du poison de Lucrèce ? Ce même jeune homme, vous le croisez souvent dans les rues d’Iquique. Il se raidit encore, mais son inquiète nervosité, ses yeux étrangement vides, révèlent le mal dont il meurt. Et rien n’est plus navrant que ces spectres d’une jeunesse flétrie, qui s’acheminent vers leur tombe au milieu d’effrénés spéculateurs, sur une grève éclatante et silencieuse. Certes, on n’a pas besoin de longer les côtes du Pacifique pour voir de pareils spectacles : ils ne sont que trop banals, j’en conviens ; mais ici le soleil qui les éclaire, la désolation qui les enveloppe, en repoussent davantage les ombres hideuses et les tragiques lumières. Tout l’effort de la vie moderne aboutit là : une ville de joie, bâtie dans du sable, moitié casino, moitié bouge, où des hommes acharnés les uns contre les autres, tripotent des millions, se dupent, s’enivrent, deviennent fous, alcooliques ou pires, et souvent tombent avant d’être mûrs.

Mais ne nous occupons plus des viveurs d’Iquique, qui en sont pourtant la grande majorité : étudions les gens sages, tranquilles, solidement assis dans le confortable de l’existence. Les miasmes de la grosse richesse étiolent leurs qualités, altèrent leur jugement. Ils ne songent pas même à dissimuler leur égoïsme : ils l’étaient et s’en glorifient. Le gouvernement chilien, hanté par l’unique souci d’encaisser ses formidables impôts, refuse une subvention pour l’hôpital. Des millions annuels qui tombent dans son trésor, il ne saurait distraire quelques milliers de piastres qui