Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 137.djvu/924

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

charme de la patrie pour devenir millionnaires entre des montagnes de sable et l’Océan. On peut concevoir de plus noble ambition, on n’en conçoit guère de plus inexorable. Rien ne les en détourne, ni la nature, dont la cruelle monotonie leur rappelle constamment leur but, ni leur imagination, qui ignore le désintéressement. Quand on y songe, on est frappé de toutes les forces qui s’exténuent sans profit pour la cause morale de l’humanité. Si les hommes employaient à être bons la moitié du courage qu’ils déploient pour être riches, le royaume de Dieu serait fondé. Les saints n’avaient pas besoin de plus de volonté, quand ils couchaient au milieu des ronces, que les êtres intelligens quand ils s’ensevelissent dans la chaude tristesse d’Iquique. Mais, si l’abnégation, qu’on s’impose par pitié de son prochain ou par amour de Dieu, trouve en elle sa propre récompense et de merveilleuses voluptés, il n’en est pas de même des sacrifices intéressés qu’inspire la passion de l’or. A de certaines heures, la bête impatiente se réveille et veut anticiper sur les jouissances promises. L’esprit se fatigue à compter ou à escompter ses gains : la fortune, qu’on sent palpiter dans sa main, sollicite l’entre-bâillement des doigts et brûle de jaillir à la lumière. L’exploiteur de la pampa est plus avide qu’avare. Riche ou en passe de le devenir, il désire affirmer sa puissance ; et surtout il éprouve l’irrésistible envie de se revancher violemment, dans l’espace d’un court loisir, contre les mornes nécessités de son labeur et du désert. Entre deux coups de collier, il se rue au plaisir autant par vanité que par besoin. Et ce plaisir est naturellement brutal comme une exigence physiologique et stupide comme l’orgueil des écus. Ce travailleur, en rupture de chiffres, cherchera au fond de son verre une vision d’enrichissement monstrueux, une heure de démence, un spasme d’oubli. Il s’ensanglantera les poings au coupant des glaces brisées, pour mieux se convaincre que rien ne résiste aux livres sterling, et qu’il peut se payer non seulement le superflu, mais encore l’absurde. Le bris des tables et des flacons ne lui suffira pas : il lui faudra au moins l’illusion de l’orgie traditionnelle, l’écœurement classique des nuits de Valpurgis. Et pas difficile sur la propreté du décor ni sur le charme des figurantes, le fêteur d’Iquique ! Le grand mal de ce pays ne vient pas tant de la bouteille que de la femme. Les sources d’or propagent toutes les contagions.

Ceux qui s’établirent les premiers sur ce rivage n’y amenèrent point de famille. Iquique fut une ville de veufs et de célibataires, et conserve encore un peu de son caractère primitif. La femme honnête n’y joue qu’un rôle effacé. L’occasion était trop