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à Iquique même et resté célèbre, celui qu’on devait appeler un jour le dictateur déclara qu’il était de l’intérêt de la République que les fortunes salitraires appartinssent à ses enfans et non à un groupe d’étrangers. Le fracas de la révolution étouffa bientôt sa voix de bon citoyen. Les Chiliens s’entretuèrent dans cette même rade d’Iquique et s’arrachèrent mutuellement ce qu’ils avaient arraché au Pérou. On s’en réjouit à Lima et les Anglais n’y perdirent rien. Aujourd’hui que Balmaceda est mort, ses idées lui survivent. Les idées des morts sont souvent comme les fleurs des tombes. Elles empruntent du corps qui se désagrège une vie plus riche, plus éclatante. Les détracteurs de l’ancien président adoptent et préconisent son programme. Ils s’inquiètent de voir la puissance anglaise s’enraciner dans leur région du Nord, et, à la dernière vente des terrains de Tarapaca, ils ont essayé de les lui disputer. Mais Iquique n’en demeure pas moins un établissement d’Anglais, de « Gringos », comme on les nomme. On peut mettre hardiment l’Etat chilien au défi de maintenir, lui fût-elle nécessaire, une mesure ou une loi que la ploutocratie de Londres jugerait vexatoire. Nous savons déjà que l’Allemagne s’est solidement ancrée au sud du pays. Fidèles à leur esprit de spéculateurs imprudens, qui préfèrent aux lentes épargnes du travail les bénéfices prélevés sur le travail d’autrui, les Chiliens, au lieu de répartir les émigrans à travers la république et d’en absorber l’activité éparse, les ont massés dans une de leurs plus belles provinces. Ce système peut être excellent aux Etats-Unis ; il me semble dangereux chez un peuple dont la pénurie d’hommes n’offre pas assez de résistance à l’invasion européenne. Greffez, mais ne plantez pas autour de vous des forêts qui vous étoufferont un jour, et qui dès maintenant vous emprisonnent.

Tous les habitans d’Iquique ne sont pas Anglais. On y trouve d’abord une colonie péruvienne formée de ceux que leurs intérêts ou leurs habitudes ont retenus parmi leurs vainqueurs. Ils vivent parfaitement libres, ne sont l’objet d’aucune surveillance, le prétexte d’aucune tyrannie. Ces Péruviens sont d’ordinaire des gens aimables, polis, de caractère un peu nonchalant et d’allures presque chevaleresques. Leurs regards fixent rarement : leur vraie pensée s’égare toujours dans le noir de leurs prunelles. Le teint basané, le nez busqué, la bouche facilement dédaigneuse, ils ont gardé le type espagnol, — un type de grand seigneur qui se meut avec autant de souplesse que de fierté dans les difficultés de l’existence. Leurs femmes et leurs filles sont pour la plupart délicieuses. La Péruvienne a l’esprit et la grâce. Elle diffère de sa sœur du Chili comme un Tanagra d’une matrone