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rendre ou de sombrer. Tous les habitans de la ville et les étrangers qui s’y trouvaient accoururent sur la grève ou grimpèrent sur les hauteurs, pour juger du spectacle.

Condell, qui commandait la Covadonga, n’attendit pas l’Independencia, et battit en retraite vers le sud, entraînant à sa poursuite son farouche adversaire. L’Esmeralda, dont la machine avariée fonctionnait à peine, dressa ses batteries. Son jeune capitaine, Arturo Prat, rassembla l’équipage et lui dit simplement qu’on allait mourir. Au sommet du grand mât, le pavillon tricolore claquait sous la brise. Le soleil incendiait le Pacifique. La garnison d’Iquique, debout sur le rivage, avait couché en joue les marins du Chili, prête à faire feu s’ils reculaient vers le port. Le Huascar commença l’attaque assez mollement. Les boulets ennemis n’entamaient point sa carapace, et il était persuadé que l’adversaire se lasserait bientôt d’un inutile héroïsme. Quand, après deux heures de volées d’artillerie, il comprit que les Chiliens n’amèneraient point leur pavillon, il se lança à toute vapeur sur la vieille corvette. L’Esmeralda esquiva l’éperon. Le monstre d’airain reprit son élan, et une seconde fois se rua. L’Esmeralda put encore se dérober. Mais au troisième coup, comme le Huascar rasait son flanc, Prat, suivi du lieutenant Serrano et d’hommes résolus, commanda l’abordage, et, le revolver au poing, bondit sur le tillac du cuirassé. La mer écarta les deux navires, et le fier jeune homme fut massacré avec ses compagnons. L’Esmeralda, la carcasse béante, s’enfonça dans les flots, et ses artilleurs brûlèrent leurs suprêmes cartouches au cri de « Viva e Chile ! » De 180 hommes, 60 seulement nagèrent autour du Huascar, où on les recueillit. L’un d’eux prétend que les Péruviens déchargèrent leurs rifles sur les têtes qui émergeaient, mais qu’aussitôt à bord ces mêmes ennemis les embrassèrent en pleurant. Je ne sais si la chose est prouvée ; elle ne m’étonnerait point : perfidie, tendresse, enthousiasme et cruauté, des larmes et des fusillades, des reviremens imprévus, qui proviennent moins de la mauvaise foi que d’une inconsciente légèreté, l’âme péruvienne est un audacieux mélange.

Cependant le Covadonga fuyait devant l’Independencia, et, tout en fuyant, ses deux canons ripostaient aux dix-huit bouches à feu de l’adversaire. Condell, que cette retraite victorieuse épuisait, eut une inspiration de génie. Fort du faible tirant d’eau de son navire et de son expérience des côtes, il se risqua sur des roches sous-marines. Où passait la Covadonga, l’Independencia devait se briser : elle s’y brisa. Il revint alors sur son sillage, et, avec la complicité de l’écueil, consomma la ruine de la frégate péruvienne.