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l’air qu’elle respire. Son incurie de la misère humaine est faite de son souci de l’or.

Le soir, à la lumière électrique, Iquique prend un aspect étrange. Ce n’est plus une ville, ce n’est pas même un cimetière. Imaginez une fantasmagorie artificielle et froide, sous le velours bleu du firmament et dans une ceinture de grondemens tour à tour harmonieux et rauques, alanguis et brefs. Sur le carrelage de la place solitaire les mains ouvertes des petits palmiers se découpent avec une rigueur métallique, les moindres brins d’herbe se détachent en noir et les troncs des arbustes accusent des profils de barres de fer. Les rues désertes font de grandes traînées blanches, rompues çà et là par l’ombre des murs et des pignons, marges éblouissantes où l’on aurait dessiné des figures géométriques à l’encre de Chine. Tout est silencieux. Les maisons, volets clos, ne laissent rien transpirer de la vie de leurs hôtes. Seules, les fenêtres des clubs sont allumées. Et tout à coup, à l’extrémité d’une rue, décor de théâtre abandonné par les acteurs, on se trouve en face d’un trou béant, d’un porche d’ombre d’où s’échappe un mugissement. La mer est là qui gronde et vous fouette de son écume ; la bête irritée miaule, rugit, beugle au seuil de son antre, dont l’accès lui reste désormais interdit. Et souvent aussi elle module avec des plaintes l’aveu de son impuissance et s’essaie dans le vieux chant des Sirènes. Ah ! la voix du rêve bercé par les flots et comme eux trompeur ! Les Sirènes à Iquique ! qu’y feraient-elles, dieux bons ? Elles en seraient pour leurs frais de route et d’harmonie ! Les hommes de ce pays-là n’ont pas besoin de se boucher les oreilles avec de la cire. Le trébuchement des livres sterling les a rendus sourds, et leurs rêves sont cristallisés dans le salpêtre. Mieux vaudrait tenter d’émouvoir la montagne, la grande façade du désert, qui reflète au moins la beauté mauve des soleils couchans ! Elle emplit l’horizon de sa masse pâle aux vigoureuses arêtes tachetées de points noirs. Sont-ce des hommes qui l’escaladent ? Dans la révolution balmacédiste, les troupes du Congrès les prenaient pour des tirailleurs ennemis. Ce sont tout simplement de hauts cactus, à moitié calcinés par le soleil. Derrière ces sommets la pampa de Tarapaca déroule son aridité féconde en nitrate de soude. Les wagons chargés, qui chaque jour en descendent, confirment chaque jour Iquique dans sa raison d’être. Son incroyable prospérité lui tombe du ciel. On y vit de cette manne que les Persans appellent sel de Chine, les Arabes neige chinoise, les Espagnols salitre.

Cette ville curieuse, que nous venons de parcourir, fut la cause