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en droit d’espérer de voir quelque jour confirmée par l’expérience. Mais on ne conçoit pas, d’autre part, qu’une faculté telle que l’on a vu qu’était la raison puisse atteindre l’absolu, si cet absolu ne lui est pas donné, n’est pas posé d’abord en dehors d’elle ; et encore moins peut-on admettre qu’elle sorte de soi pour engendrer l’irrationnel. Ce serait vraiment ici l’une de ces « contradictions » qui suffisent à la raison, quand elle les rencontre, pour en condamner d’erreur l’un au moins des deux termes, et quelquefois tous les deux. Et quant à la prétention de retenir de la religion tout ce qui en fait le prix pour l’homme, mais en la purgeant d’autre part de ce qu’elle contient d’irrationnel, il n’y en a pas de plus insoutenable. M. Balfour s’est contenté d’y toucher en passant, dans le chapitre qu’il a intitulé Orthodoxie rationaliste. Il ne m’en voudra pas, je l’espère, d’y appuyer un moment.

Aussi bien l’un de ses compatriotes, M. George Lewes, l’a-t-il fait avant moi et avant lui, dans un remarquable passage de son Histoire de la Philosophie. « Le point de départ de la philosophie, y dit-il, c’est le Raisonnement, et le point de départ de la religion, c’est la Foi. Il ne peut donc pas y avoir de philosophie religieuse : les termes sont contradictoires. La philosophie peut s’occuper des mêmes problèmes que la religion, mais son critérium et ses principes sont différens. La religion peut et doit appeler la philosophie à son aide, mais en le faisant, elle assigne à la philosophie un rôle subordonné, celui d’expliquer… et de concilier les dogmes. » On ne saurait mieux dire. Il y a déjà de la naïveté, comme Hugo, dans le poème, d’ailleurs médiocre, qu’il a intitulé Religions et Religion, ou comme Renan, dont cette idée fut peut-être la grande pensée, à prétendre extraire la « religion » des « religions » par un procédé qu’on trouvait ridicule, sous le nom d’éclectisme, quand c’était Victor Cousin et Jules Simon qui l’employaient à extraire la philosophie des débris des systèmes, mais qui devenait du « syncrétisme », — admirons le pouvoir d’un mot ! — quand c’était Hugo et Renan qui s’en servaient. Mais vouloir éliminer de la « religion » ou des « religions » le surnaturel ou l’irrationnel, c’est manifestement être dupe de la plus fallacieuse illusion.

Toute religion se définit par l’affirmation même du surnaturel ou de l’irrationnel. C’est cela même que ses fidèles lui demandent, et la morale ne vient qu’ensuite. Une religion n’est rien si ses « mystères » ne lui ont été révélés d’en haut ; si des « miracles » n’ont accompagné son établissement ou ne soutiennent son développement ; si ses « dogmes » enfin ne tirent leur autorité de leur incompréhensibilité. « L’incompréhensibilité de nos