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l’histoire de la pensée moderne que ceux des Spinoza, des Leibniz, des Kant ou des Hegel ; et, comme je crois que M. Balfour en conviendrait sans peine, il y en a peu d’aussi grands dans l’histoire de la poésie. Mais le temps est passé des systèmes, ou du moins, et si beaux que soient désormais une construction ou « un palais d’idées », la confiance de l’humanité ne les habitera plus. On les visitera comme un Louvre, je veux dire comme un édifice où ne vivent plus que des souvenirs ; et on admirera la beauté de l’ordonnance, l’ingéniosité de la distribution, le talent de l’architecte ; et un grand peuple s’en vantera peut-être encore, comme d’un témoignage éclatant de sa richesse intellectuelle ; mais on ne les habitera plus ! On ne laissera pas d’en construire d’autres, parce que les systèmes ont toujours une utilité. Un système est aussi une méthode et par conséquent un moyen d’avancer dans la recherche de la vérité. Que de vérités nouvelles Kant n’a-t-il pas aperçues à la lumière de la « relativité de la connaissance ? » Hegel en fondant sa métaphysique sur « l’identité des contradictoires » ? et qui ne sait de quels progrès de la « science sociale » ou même de la « science naturelle » la propagation des idées positivistes ou la diffusion des doctrines évolutionnistes ont donné le signal ? Un nouveau système, c’est un changement de point de vue sur l’ensemble des choses, et par conséquent c’est un changement d’aspect. On n’avait entr’aperçu telle vérité que de profil ou de trois quarts, et voici qu’elle se présente maintenant de face ; on en avait négligé telle autre, et voici tout d’un coup qu’on en découvre l’importance. M. Balfour dit encore : « Ceux mêmes qui se sentent inclinés à n’accorder qu’une valeur insignifiante aux hautes spéculations admettront sans doute que la métaphysique, comme l’art, nous fournit quelque chose dont nous pourrions difficilement nous passer. » Et à plus forte raison ceux-là l’ad-mettront-ils qui savent ou qui croient avoir vu dans l’histoire que l’aptitude métaphysique était une assez juste mesure du degré de souplesse, de largeur, et de pénétration des intelligences. Il faut avoir fait de la métaphysique.

Mais après cela, si les métaphysiciens, et j’ajoute maintenant les philosophes en général, s’étaient imaginé, comme je le crains, que dans la controverse actuelle, leur philosophie gagnerait tout ce que la religion et la science pourraient perdre de prestige ou d’autorité, quelle erreur a été la leur ! Entre la science et la religion, il n’y a point de place, comme « système de connaissance » pour la philosophie. Car, d’une part, on ne conçoit pas de généralisation de l’expérience qui ne participe du caractère de toute expérience, et même il n’y a de généralisation légitime que celle qu’on est