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accorderont sans peine à M. Kidd que, dans tous les cas où la rétrogradation n’a pas été purement accidentelle, elle a d’ailleurs pu mal choisir ses moyens, mais elle a eu pour objet, comme la marche en avant, de modifier les rapports de l’individu avec la société dont il faisait partie. De leur côté, nos « socialistes » ne demandent pas autre chose ; et c’est même pourquoi, si l’on voit très bien où tendent les collectivistes, c’est-à-dire à l’absorption de l’individu dans l’État, et où tendent les anarchistes, c’est-à-dire à la destruction de l’Etat par l’émancipation de l’individu, il est plus difficile aux socialistes de dire exactement ce qu’ils veulent. Le problème, en effet, est pour eux comme pour nous, de concilier « la subordination effective de l’individu à l’organisme social ». avec « le plus haut développement de la personnalité de l’individu » ; et en ce sens, pour eux comme pour nous, « la question sociale est une question morale. » C’est une des interprétations qu’on peut donner de l’aphorisme ; il y en a d’autres, car il est riche de sens ; mais c’en est une, et nous ne pensons pas que M. Kidd la repousse.

Comment cependant obtenir cette conciliation ? ou, en d’autres termes, comment obtenir de l’individu qu’il se « subordonne », et qu’en se subordonnant, il sacrifie quelque chose de lui-même à l’intérêt commun ? nous entendons ici non pas seulement à l’intérêt de ses compatriotes ou de ses contemporains ; de ceux qui vivent avec lui dans les frontières de la même cité ; ou dont l’éducation intellectuelle et morale s’est faite et se fait tous les jours dans la même atmosphère d’idées ; mais comment l’individu sacrifiera-t-il quelque chose de lui-même à l’intérêt futur, à l’intérêt de l’espèce, à l’intérêt d’une humanité qui n’est point éternelle ? Assurément, ce n’est point son intérêt, à lui, qui le lui persuadera. « En fait, écrivait récemment un auteur cité par M. Kidd, nous n’avons pas même souci de ce qui se passera dans trois cents ans. Est-ce que l’un de nous se priverait d’un seul seau de charbon pour que nos bassins houillers durent une génération de plus[1] ? » Essaiera-t-on d’invoquer la raison ? et, par exemple, se flattera-t-on de persuader à ceux qui souffrent qu’il est « rationnel » qu’ils souffrent pour « l’amour de l’humanité » ? Humanum paucis vivit genus ! Oui, c’est l’opinion de quelques « rationalistes » ; et c’est celle que Renan, chez nous, exprimait volontiers après boire. Il l’a aussi exprimée à jeun, et publiquement,

  1. C’est M. W. Hurrell Mallock, l’auteur d’un livre sur le Prix de la vie, qui fit quelque bruit en son temps : et le seul qui se soit posé, de toutes les questions que nous agitons, la plus redoutable peut-être : « Qu’est-ce que la vérité ? et d’où vient le caractère sacré que nous lui attribuons ? »