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et dont il semble que, comme la direction en échappe au gouvernement des hommes, ainsi la portée ait défié jusqu’ici tous leurs calculs et toutes leurs investigations. On peut se révolter contre ces forces, on n’en peut méconnaître la puissance. Et si l’histoire universelle en est, en quelque sorte, remplie, voilà donc encore une fois la raison convaincue de n’être rien dans tout un grand domaine de l’activité de l’espèce !

Il me serait aisé de prolonger l’énumération. Que trouvera-t-on de « rationnel » encore dans la morale et dans la politique ? dans l’art, où la « raison » s’oppose à l’ « inspiration » comme son contraire ? dans la science même, où l’on pourrait montrer que la découverte est, généralement, une victoire de l’expérience sur les présuppositions de la raison ? On nous rebat les oreilles de la « question de Galilée. » Mais ce ne sont pas des théologiens, ce sont des philosophes qui ont persécuté Galilée ; et ce sont des « raisons » qu’ils lui ont opposées, et même ce sont des raisons aristotéliciennes. Tout concourt donc à nous prouver qu’il y a dans l’humanité, — je ne dis pas dans le monde, je dis dans l’humanité, — dans le peu que nous savons d’elle et de son histoire, infiniment plus de choses que la raison n’en saurait expliquer. Et osons faire encore un pas de plus : il ne s’est peut-être accompli rien de grand ou de véritablement fécond dans l’histoire qui ne contienne à son origine, dans son principe ou dans son germe, quelque chose d’irrationnel. C’est ce que mettait en lumière, dans un livre récent, qui complète en quelque manière celui de M. Balfour, un autre Anglais, M. Benjamin Kidd, dont on peut également dire que son Evolution sociale, comme les Bases de la Croyance, est un signe des temps.

C’est un grand évolutionniste que M. Kidd, et il voit « l’élément distinctif de l’histoire de l’humanité dans le progrès social accompli par l’espèce à travers les âges. » Nous le lui accordons ! Il ajoute que « le trait caractéristique de ce progrès, ce sont les relations de l’individu avec la société » ; ou encore, dans un autre endroit, et en termes plus précis et plus clairs, « que les systèmes sociaux les plus solides sont ceux où la subordination la plus effective de l’individu aux intérêts de l’organisme social se combine avec le plus haut développement de sa personnalité. » Ce sont encore là des idées qu’Auguste Comte et Herbert Spencer nous ont rendues familières. Ceux mêmes qui, comme nous, ne croient pas que le progrès soit constant ni surtout continu ; ceux qui croient qu’il peut s’interrompre et que l’humanité, sans cesser pour cela de marcher, a peut-être aussi souvent « marqué le pas » ou même rétrogradé qu’avancé dans sa marche,