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la lumière et la couleur ; — un monde à demi pareil aux idées que nous en avons et à demi différent de ces idées, pareil, en tant que les qualités dites primaires sont en jeu, différent dès qu’il s’agit des qualités secondaires ; — un monde hybride, un monde d’inconséquences et d’anomalies étranges, un monde dont une moitié peut se recommander au philosophe empirique, et l’autre moitié à l’homme ordinaire, mais qui, dans sa totalité, ne peut se recommander ni à l’un ni à l’autre… — un monde en un mot qui ne semble pouvoir s’accorder ni avec les conclusions de l’empirisme critique ni avec le témoignage irrécusable des sens, qui observe toute la psychologie de l’un et qui est en contradiction directe avec les impressions de l’autre. »

Se peut-il rien de plus incohérent ? Où est le vrai de ces deux mondes ? Où est le bon ? Qu’est-ce qu’un monde vrai « jusqu’à un certain point » et un monde faux « dans une certaine mesure » ? Qui décidera de ce « certain point » ? Qui fixera cette « certaine mesure » ? et, si l’on répond que ce sera la « raison ; » qui ne voit que de deux choses l’une : ou cette raison elle-même sera le produit de l’expérience, auquel cas il semble difficile qu’elle en puisse être le juge ; ou elle n’en sera pas le produit, et alors nous voilà rejetés en pleine métaphysique ! Pour donner quelque consistance à sa conception de l’univers matériel ; pour y introduire un principe d’ordre et d’unité ; pour organiser le chaos de ses « conquêtes », disons le vrai mot, pour « éclairer sa lanterne » la science est obligée de recourir à l’intervention d’un autre pouvoir qu’elle-même, d’un pouvoir d’une autre nature, d’une autre origine. Le physicien s’inspire d’Aristote, le chimiste invoque Spinoza ! Et la question reparaît de savoir si nous croyons à l’existence des lois de la nature parce que l’expérience en a laborieusement découvert quelques-unes, ou si nous les avons découvertes parce que nous étions convaincus qu’il doit y en avoir. Et il semble que c’est ici le fort de la philosophie, la revanche de l’idéalisme, et la victoire des métaphysiciens.


III

Ainsi, du moins, l’eût-on pu croire, il n’y a pas très longtemps encore, mais depuis quelques années, nous avons fait un pas de plus. En effet, c’est le pouvoir de la raison elle-même que l’on commence à révoquer en doute ; et, là même, est un autre motif de l’inquiétude ou, pour ainsi parler, de l’agitation convulsive et désordonnée qui travaille la pensée contemporaine. On en trouvera la preuve encore dans le livre de M. Balfour. Non point du tout