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superficie modeste de sa patrie, où il demeurait enclos comme en un petit monde. Les prix de toutes choses, et aussi le prix du travail se mouvaient à l’intérieur de ces bornes inflexibles.

La science est intervenue ; elle a multiplié la productivité de l’homme et celle de la terre ; elle a élargi la sphère d’action de chaque individu, de chaque pays ; elle l’a étendue jusqu’à la totalité du globe. Economiquement parlant, malgré les barrières douanières, la créature du XIXe siècle n’a plus de patrie. Cette révolution est-elle terminée ? Qui pourrait le dire ? Qui voudrait le croire ? N’apparaît-elle pas, à nos yeux éblouis, comme l’aurore d’une ère incroyablement heureuse qui va s’ouvrir pour nos descendans ? Assurer un progrès indéfini serait absurde sans doute, moins absurde cependant que supposer le progrès d’hier fatalement arrêté au point où il est parvenu. Rien ne s’oppose à ce que le domaine de la machine s’étende, — au fait il s’étend tous les jours ; — à ce que les engins nouveaux soient plus parfaits et mus d’une autre façon que leurs devanciers ; rien ne s’oppose à ce que l’on trouve de nouvelles substances pour se nourrir, se vêtir, se chauffer, s’éclairer, se loger, ou que l’on se procure les anciennes plus aisément, ou qu’on les utilise avec plus d’adresse, moins de peine, plus de profit. Dans la voie des engrais artificiels, par exemple, dont la découverte transforme l’agriculture, n’est-il pas de nouveaux secrets, que le génie d’un chimiste peut contraindre la nature à révéler demain ?

Il est donc possible que la science dérange encore, à notre avantage, le vieil équilibre entre le travail, la population et la terre, sous lequel nos pères vivaient courbés. Il est certain qu’elle l’a, depuis un siècle, prodigieusement changé. Mais la loi subsiste tout entière : loi éternelle que les lois politiques n’influenceront pas. Ces dernières vainement se flatteraient d’améliorer le sort du plus grand nombre, en prétendant modifier la distribution des richesses existantes, lorsque c’est seulement par la création de richesses nouvelles que ce sort peut devenir meilleur. Pour que les salaires augmentent encore, il n’est qu’un moyen : c’est que les produits continuent à se multiplier en plus grande proportion que les hommes, afin que le travail de l’homme acquière vis-à-vis d’eux un plus haut prix.


Vte G. D’AVENEL.