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classe laborieuse. La France de 1789 est riche, le paysan, l’ouvrier y sont pauvres ; tandis que la France de 1475 est évidemment pauvre, alors que le prolétaire y était riche. C’est là un phénomène très intéressant à retenir.

En l’espace de ces six siècles (1200 à 1800) qui constituent une période notable des fastes de l’humanité, un morceau énorme de notre vie nationale, que de changemens opérés, que de succès et de revers ! À travers les heures sombres ou glorieuses que la France a traversées, indifférent à ces péripéties, à ces révolutions civiles, à ces guerres extérieures, à ces intrigues ou à ces exploits que nous content les livres, et qui passaient au-dessus de sa tête, parce que, dans le Français d’autrefois, ils n’atteignent que l’homme public, le « citoyen », c’est-à dire une toute petite partie de son individu, le paysan, l’ouvrier, a de père en fils labouré, tissé, battu le fer, fendu le bois, scié la pierre. Il a, comme on dit, « gagné la vie », suivant cette destinée cruelle qui oblige la masse à peiner pour ne pas mourir. Cette vie a été plus ou moins large, plus ou moins dure ; mais la marche de la société ne l’avait pas adoucie et, par une contradiction déplorable, la civilisation semblait n’apporter que des privations et des misères au commun des êtres. De ce recul, la machine gouvernementale, la « politique » était-elle donc responsable ? Non certes, mais elle n’avait aucun moyen de lutter contre une force omnipotente devant qui les combinaisons des potentats ou des parlemens ne sont que poussière. Les salaires avaient obéi à la loi naturelle : l’accroissement de la population avait réduit le prix du travail et haussé le prix de la terre.

C’est la même force des choses, qui, depuis un siècle, a enrichi le travailleur par suite de l’entrée en scène d’un nouvel élément de production : la science. À voir la population française passer de 25 millions d’âmes environ en 1790, à 39 millions en 1896, tandis que les salaires réels ont augmenté de moitié ou des trois quarts, on s’est pris à douter de la vérité des formules que les savans avaient cru dégager jusqu’alors ; et les propositions du sage Malthus ont semblé les rêves d’un méchant homme. Or ces formules n’ont pas cessé d’être rigoureusement vraies, à la condition de les adapter au temps présent : il demeure évident que plus la somme des denrées, des vêtemens, du combustible, des matériaux de construction et des marchandises de toute nature sera grande, par rapport au nombre des hommes qui se les partageront, plus chacun de ces hommes aura chance d’en avoir davantage. Seulement la capacité de production de l’homme était jadis étroitement limitée : limitée par l’énergie infime de son bras, limitée par le faible rendement de la terre, limitée par la