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les privilégiés qui, dans les grandes maisons, sont chargés de besognes spécialisées : si le chef de cuisine d’un évêque a 600 fr. celui de l’hôpital Saint-André à Bordeaux n’a que 186 francs ; si le cocher d’un financier notable a 540 francs, un postillon, au service d’un maître de poste, n’a que 57 francs de fixe ; sans doute y joint-il quelques pourboires. Enfin si le suisse d’un grand seigneur a 300 francs, le portier d’un couvent de Nîmes n’en a que 75. Il convient, pour les mêmes motifs, d’écarter les gardes forestiers, dont la rémunération en argent se complète de divers avantages en nature : il est des gardes-chasse depuis 360 francs jusqu’à 175 francs, même aux environs de Paris.

Ce sont les domestiques de la bourgeoisie urbaine, commerçans, fonctionnaires et gens de justice, ceux des hobereaux vivant sur leurs petits fiefs, de la foule enfin des particuliers qui se font servir par autrui, qu’il nous faut envisager. Que les « grands laquais du corps » chez la reine aient 1 350 francs par an, que le valet de chambre d’un seigneur en ait 1250, ou même qu’un laquais de bonne maison atteigne 900 francs au moment de la Révolution, — le valet de pied gagnait 640 francs en Italie, — le valet moyen le plus favorisé gagne 375 francs, comme celui du poète Malherbe ; les moins heureux, chez un magistrat de Saintes, chez un gantier de Limoges, chez un curé de Normandie ou de Champagne, touchent une centaine de francs, et ceux-là sont les plus nombreux. A la Tour-d’Aigues, en Provence, A. Young payait son valet 270 francs ; était-ce en qualité d’étranger ? Le fait est que la municipalité de Draguignan, en 1790, n’évaluait leurs gages qu’à 180 francs.

Pour coûter moins cher, ces domestiques d’autrefois, sur le compte desquels on nous a servi plus d’une légende, n’étaient ni meilleurs ni pires que ceux de nos jours. Dans les villes, dit un de nos contemporains, prôneur acharné du bon vieux temps, « la séparation entre maîtres et domestiques s’est accentuée surtout à partir de 1789, depuis que les lois ont proclamé l’égalité de tous les citoyens ! » Cette opinion, historiquement, est peu fondée. S’il y a séparation, c’est au profit du domestique dont la dignité a grandi. Son maître ne le tutoie plus, ce dont il est présumable que le serviteur se console ; en tout cas, il ne le bat plus. Il n’est pas de rentier actuel qui se permettrait de rosser ses gens, comme il arrivait à des personnages, d’ailleurs débonnaires, sans que la chose tirât à conséquence. Le roi Louis XIV, homme de si bonne compagnie, ne se gêna pas pour casser sa canne, dans un moment d’impatience, sur le dos d’un « valet du serdeau » qu’il aperçut volant une pêche.