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à la hauteur de son visage, l’embrassa à plusieurs reprises, ce qui n’était nullement prévu par le cérémonial. On craignit un instant que le petit Roi ne prît peur ; mais, bien qu’un peu surpris, il fit bonne contenance, et la conversation, soutenue surtout par le duc du Maine et le maréchal de Villeroy, dura fort agréablement un quart d’heure.

Le lendemain le Tsar rendit sa visite au Roi, et fut tout surpris, car c’était la première fois qu’il sortait, de la foule qu’il trouva sur son passage. Le Roi devait le recevoir à la descente de son carrosse. Mais aussitôt que le Tsar l’aperçut sous le vestibule des Tuileries marchant vers lui, il sauta de son carrosse, courut au-devant du Roi, le prit dans ses bras et monta ainsi l’escalier. Ces brusqueries, un peu voulues peut-être, n’étaient pas sans grâce, et on fut fort touché à la Cour de la prédilection et de la tendresse que, durant toute la durée de son séjour, Pierre le Grand témoigna au jeune Roi.

Ces devoirs de cérémonie remplis, commença pour le Tsar cette vie sans trêve de visites officielles aux monumens publics qu’il est de tradition d’imposer aux souverains de passage à Paris et qu’ils subissent avec une inlassable bonne grâce. Le jour même de sa réception aux Tuileries il avait visité dès 8 heures du matin, la place Royale, la place des Victoires, la place Vendôme. Le 12 mai on le conduisit à l’Observatoire, aux Gobelins, au Jardin du Roi ; le 14 à la grande galerie du Louvre où on lui montra le plan des villes fortifiées ; le 16 aux Invalides où il goûta la soupe des soldats, but à leur santé, et, après avoir tâté le pouls à l’un d’eux qu’on tenait pour perdu, lui prédit qu’il en reviendrait (pronostic qui se vérifia) ; le 17 à Saint-Cloud ; le 18 à Issy ; le 21 au Luxembourg ; le 23 à Meudon ; le 24 aux Tuileries ; le 25 à Versailles ; le 26 à Marly. Et cela sans compter les plaisirs du soir : dîner à Saint-Cloud chez le Régent et représentation de gala à l’Opéra, au cours de laquelle, ayant eu soif, il demanda un verre de bière que le Régent lui offrit avec grand respect sur une soucoupe.

Pierre le Grand parut prendre beaucoup d’intérêt à ces visites, surtout à celles qu’il fit aux établissemens scientifiques. Il y trouvait l’occasion d’une foule de questions qui montraient l’étendue de ses connaissances, et sur tous ceux qui l’approchaient il produisait une impression singulière. Laissons encore parler Saint-Simon : « Tout montrait en lui la vaste étendue de ses lumières et quelque chose de continuellement conséquent. Il allia d’une manière tout à fait surprenante la majesté la plus haute, la plus fière, la plus délicate, la plus soutenue, en même temps la