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l’ancienneté autant qu’à l’éclat de leur puissance, marchaient à la tête des nations. Il n’aimait point l’Angleterre et ne connaissait pas l’Espagne : restait la France. »

La France et la Russie avaient donc même intérêt, et personne ne doutait en Europe que le voyage de Pierre le Grand ne cachât quelque dessein diplomatique[1]. Chacun se demandait dans quel plateau de la balance il jetterait, le cas échéant, le poids de sa puissante épée. L’Angleterre et l’Autriche suivaient ses pas avec une égale anxiété. Mais la pensée du Tsar semblait encore enveloppée d’un certain mystère. Esprit sagace et délié, Tessé était propre autant qu’homme du monde à percer ce mystère, et il devait s’y employer utilement.

Le Tsar arriva à Paris le 7 mai à neuf heures du soir. Il avait préféré cette heure tardive pour échapper à la curiosité. Mais il n’en trouva pas moins la rue Saint-Denis et la rue Saint-Honoré illuminées, avec force gens aux fenêtres ou sur son passage. Afin qu’il pût choisir, on avait préparé pour lui deux appartemens : l’un au Louvre, l’autre à l’hôtel de Lesdiguières. Il visita d’abord celui du Louvre. Il le trouva trop magnifiquement tendu et éclairé, et préféra l’hôtel de Lesdiguières. Déjà, en cours de route, on avait pu remarquer son goût pour la simplicité. Dans les appartemens qui étaient préparés pour le recevoir, il choisissait toujours la pièce de derrière. Il fit de même à l’hôtel de Lesdiguières, où il fit tendre son lit de camp dans une garde-robe.

Le lendemain de son arrivée il reçut la visite du Régent. Il sortit de son cabinet, fit quelques pas au-devant de lui, l’embrassa, disent les récits du temps, avec un grand air de supériorité, et se retournant, rentra dans son cabinet, suivi par le Régent « qu’il semblait mener en laisse ». Ils s’assirent sur deux fauteuils, le Tsar prenant celui du haut bout. La conversation entre eux dura une heure, mais sans qu’il y fût parlé d’affaires ; le prince Kourakin servait d’interprète.

Le 11 mai, le Tsar reçut la visite du petit Roi qui avait 7 ans. Le cérémonial avait été soigneusement réglé. Le Tsar descendit recevoir le Roi à la porte de son carrosse, et tous deux marchant de front se rendirent jusqu’à la chambre du Tsar, où ils s’assirent sur deux fauteuils égaux. Le Roi lui débita un fort joli compliment qu’on lui avait fait apprendre par cœur. Au lieu de lui répondre, le Tsar le prit brusquement dans ses bras et, l’élevant

  1. Pendant le séjour du Tsar en Hollande, une négociation avait déjà été ébauchée avec notre ambassadeur Châteauneuf, et c’est en partie parce que Châteauneuf ne semblait point comprendre sa pensée que Pierre Ier avait résolu de venir à Paris. (V. Rambaud, Introduction).