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avant les repas, de la bière et du vin l’après-midi, soupe peu et quelquefois point du tout, et se couche avant neuf. Il mange de tous nos mets et boit de nos vins, hormis le Champagne. Les seigneurs aiment ce qui est bon et s’y connaissent. » « Je ne suis point encore parvenu à m’apercevoir, ajoutait-il, d’une espèce de conseil ou de conférence d’affaires sérieuses, à moins qu’on en ait traité en gobelottant. » Aussi attribuait-il le voyage du Tsar uniquement à la curiosité et à une inquiétude naturelle.

Liboy se trompait, comme on va le voir ; mais il ne s’en était pas moins fort bien acquitté de cette première mission. Le Régent crut cependant, pour faire plus d’honneur au Tsar, devoir envoyer au-devant de lui jusqu’à Calais le marquis de Mailly-Nesle, gentilhomme « dont la naissance et le mérite étaient également distingués », disait sa lettre d’introduction. Mais celui-ci eut moins de succès que Liboy. Il paraît s’être proposé le singulier dessein d’éblouir ces hôtes encore un peu agrestes de la France par l’élégance de sa toilette. Il changeait d’habit chaque jour. Tant de recherche ne lui valut qu’un sarcasme : « En vérité, dit le Tsar, je plains M. de Nesle d’avoir un si mauvais tailleur qu’il ne puisse trouver un habit fait à sa guise. »

Pierre le Grand ne perdait point de temps à changer de toilette en route. Il n’avait qu’une idée : arriver le plus rapidement possible à Paris, et il brûlait les étapes, au risque de causer parfois certains mécomptes. « Vous aurez peut-être de la peine à croire, écrivait d’Amiens l’intendant M. de Bernago[1], que le Czar a passé hier dans cette ville sans que j’aie eu l’honneur de le voir. Nous l’attendions à l’évêché avec M. le marquis de Nesle et M. de Liboy, parce qu’il ne trouve pas bon qu’on aille au-devant de lui et nous comptions du moins qu’il viendrait prendre un rafraîchissement et son relais, quand on vint nous dire qu’il avait envoyé chercher les chevaux par son courrier et qu’étant monté dans mon carrosse à la porte de la ville, il l’avait déjà traversée en diligence sans vouloir s’arrêter ni voir personne. » M. de Bernage ajoutait en post-scriptum : « Il ne sera pas impossible que M. l’évêque d’Amiens fasse un peu de plaintes, car, pour ne pas perdre mon étalage, je priai les dames à venir manger le souper du Czar à l’évêché, et Mme de Bernage donna un grand bal dans le palais épiscopal dont ce prélat m’avait laissé maître. »

Même déception à Beauvais où l’évêque-comte l’attendait à coucher. « J’avais, écrivait l’évêque avec mélancolie, rendu ma maison, qui n’est pas magnifique, le plus commode que j’avais

  1. Aff. étrang. Corresp. Moscovie, t. VII. Lettre du sieur de Bernago, intendant de Picardie, au maréchal d’Huxelles. 7 mai 1717.