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Pierre Ier n’était plus un souverain dont la visite pût être déclinée honnêtement. En quelques années, son robuste génie avait façonné, en quelque sorte à coups de cognée, un empire encore naissant, à la solidité duquel l’opinion européenne n’avait guère cru d’abord, mais dont elle commençait à pressentir confusément les grandes destinées. « Je serai succinct, a dit Saint-Simon, sur un prince si grand et si connu, et qui le sera sans doute de la postérité la plus reculée pour avoir rendu redoutable à l’Europe et mêlé nécessairement à l’avenir dans toutes les affaires de cette partie du monde une cour qui n’en avait jamais été une, et une nation entièrement ignorée. » L’avenir a donné singulièrement raison aux prévisions de Saint-Simon, et le duc d’Orléans avait l’esprit trop pénétrant pour n’y pas lire aussi bien que lui. Aussi n’eut-il garde de décliner la visite annoncée, bien que cette visite soulevât quelques questions délicates.

Le Tsar entendait garder l’incognito. Dans la première dépêche où il est question de son arrivée[1] il est désigné « comme une personne de distinction qui paraît vouloir rester incognito, mais que Son Altesse Royale veut traiter avec toute la distinction et tous les égards qui peuvent marquer beaucoup de considération de sa part, sans cependant lui rendre les honneurs que lui-même paraît ne vouloir pas recevoir pour éviter les embarras du cérémonial ». Mais quels étaient les honneurs que Sa Majesté tsarienne, comme on l’appelait alors, voudrait et ceux qu’elle ne voudrait pas recevoir ? La question était embarrassante. Desgranges, qui faisait depuis vingt-cinq ans fonction de maître des cérémonies, s’en préoccupait fort. Il en était de même du Corps de ville de Paris (nous dirions aujourd’hui le Conseil municipal), qui, plein de bonne volonté, demandait s’il devait aller au-devant du Tsar et lui porter les présens ordinaires, lesquels présens consistaient « en douze douzaines de boîtes de confitures et autant de flambeaux de cire[2]. »

Pour résoudre toutes ces questions, le Régent ne crut pouvoir mieux faire que d’envoyer à Dunkerque (car le Tsar pour venir de Hollande avait choisi la voie de mer) le sieur de Liboy, gentilhomme ordinaire de la Chambre du Roy. Liboy était porteur d’instructions très détaillées, mais qui roulaient uniquement sur des questions d’étiquette[3]. Il fut ainsi le premier Français qui

  1. Aff. étrang. Corresp, Moscovie, t. VII. Lettre à M. le comte d’Hérouville, commandant pour le service du Roi à Dunkerque.
  2. Ibid. Lettre de M. de Trudaine, prévôt des marchands, 26 avril 1717.
  3. Ibid. Mémoire pour servir d’instructions au sieur de Liboy, gentilhomme ordinaire de la chambre du Roi, allant par ordre de Sa Majesté auprès du Czar de Moscovie, qui vient incognito dans le royaume. Ce mémoire a été publié dans le Recueil des instructions données aux ambassadeurs et ministres de France, t. VIII. — Russie. Introduction et notes de M. Alfred Rambaud.