Page:Revue des Deux Mondes - 1896 - tome 137.djvu/726

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lorsqu’elle est unie, l’Europe ne peut pas tout ; mais lorsqu’elle ne l’est pas, elle ne peut rien. Sans doute, même lorsqu’elle est unanime à demander des réformes, l’Europe n’est pas pleinement certaine d’en imposer l’acceptation et d’en assurer l’exécution ; mais que serait-ce, si elle n’était pas unanime ? Lord Rosebery dans une de ses lettres, d’autres que lui encore et la plupart des journaux anglais mettent avec quelque affectation leur confiance dans l’empereur de Russie pour mener à bien l’œuvre qu’il s’agit d’accomplir en Orient. Ils ont raison assurément, et nous espérons comme eux que les conversations de Balmoral ne resteront pas stériles. Le tsar, avant d’arriver en Écosse, est passé par l’Autriche et par l’Allemagne ; il est allé à Vienne et à Breslau ; il sait ce qu’on y pense des affaires d’Orient et de la meilleure manière d’y intervenir utilement. Si lord Salisbury peut le faire profiter de son expérience déjà vieille, il pourra lui apporter en retour quelques renseignemens précieux sur les vues actuelles des principales puissances de l’Europe, sans même en excepter la France, bien qu’il ne soit pas encore venu à Paris. Au reste, les dépêches venues d’Orient dans ces derniers jours ne laissent aucun doute sur l’attitude de notre gouvernement, ni sur sa ferme volonté de ne pas laisser se renouveler d’odieux attentats. Dès son récent retour à Constantinople, M. Cambon a eu avec le sultan un entretien auquel on s’accorde à attribuer un caractère décisif. Nous sommes partisans résolus de l’intégrité de l’Empire ottoman, mais cette intégrité ne peut être maintenue qu’avec des réformes, et il ne suffirait pas, cette fois, de les promettre, il faut les faire. Ce programme n’est pas personnel à la France ; c’est en somme celui de l’Europe ; il est assez large pour rallier tout le monde et pour que chacun puisse mettre à son service son tempérament et ses moyens d’action particuliers.

L’Angleterre commence à s’apercevoir qu’elle a besoin de l’Europe, et certes l’Europe, de son côté, a grandement besoin de l’Angleterre. Elle ne saurait se passer de son concours ; elle fera beaucoup pour l’obtenir. Mais aussi, aucune puissance n’a le droit de se considérer comme étant d’une autre essence que les autres, ni comme l’unique dépositaire de la vérité. C’est parce qu’elle a laissé quelquefois apercevoir des sentimens de ce genre que l’Angleterre s’est subitement trouvée isolée. Mais il ne tient qu’à elle de sortir de cet isolement. Elle a sa très large place dans le concert des puissances, à la condition pourtant de consentir à l’occuper.


FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-gérant, F. BRUNETIERE.