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ne le veut pas encore. En attendant, chacun reste sur l’expectative. Le Times n’ose même pas trop compter sur l’Italie, qui, dit-il, est occupée ailleurs. L’Italie, depuis quelques mois, surtout depuis quelques semaines, parait occupée à rajeunir un peu sa politique, qui en avait, à la vérité, quelque besoin. Elle ne la modifie pas sans doute, mais pourtant elle en élargit l’horizon. Il semble que le prochain mariage du prince royal avec une princesse de Monténégro ait déjà ouvert l’esprit italien à des conceptions un peu nouvelles. Les rapports avec la Russie sont devenus plus fréquens et plus confians. La négociation d’un traité de commerce avec la Tunisie, poursuivie par l’intermédiaire direct de la France, indique une détente entre les deux pays. La politique de M. Crispi s’éloigne et s’estompe dans le passé. L’Italie, nous n’en doutons pas, conserve les mêmes sentimens pour l’Angleterre, mais peut-être M. Visconti-Venosta ne les exprimerait-il pas avec les effusions lyriques dont M. le baron Blanc était coutumier. Il est de moins en moins probable qu’on puisse croire à Rome, à supposer qu’on l’y ait jamais cru, que l’Angleterre soit allée à Dongola pour dégager Kassala. Au reste, l’Italie tient peu à Kassala, et elle n’a pour le moment d’autre préoccupation que de mettre fin, avec honneur et dignité, à son aventure africaine. Ses aspirations se porteront peut-être bientôt d’un autre côté.

Mais revenons à Londres : cette digression au sujet de l’Egypte n’était d’ailleurs pas inutile pour expliquer l’état de l’opinion en Europe à propos des affaires d’Orient et de l’attitude que l’Angleterre y a prise. S’il y a un homme dans ce grand pays qui en représente bien les sentimens lorsqu’ils s’épanchent dans le sens de leur générosité naturelle, à coup sûr c’est M. Gladstone. La parfaite sincérité de l’illustre vieillard ne saurait être mise en cause : toute sa vie protesterait contre le moindre doute à ce sujet. L’histoire dira si M. Gladstone ne s’est pas égaré quelquefois ; ce n’est pas à nous à le rechercher aujourd’hui ; mais s’il s’est égaré, c’est toujours avec une bonne foi absolue, et toujours à la recherche, à la poursuite du bien de l’humanité. Il a conservé, jusque dans un âge avancé, les passions de sa première jeunesse, et c’est ce qui donne à ses paroles tant de force et de séduction. Ayant été à toutes les époques un des plus éloquens champions de la cause arménienne, il ne pouvait manquer, dans les circonstances tragiques de ces derniers mois, de la prendre en main de nouveau et d’apporter à sa défense toute la ferveur de son âme. Aussi est-ce bien ce qu’il a fait. Il s’est multiplié, comme il le faisait autrefois, pour faire pénétrer partout ce qu’il croit être la vérité. Il a même écrit une longue et pressante lettre à un journaliste français, dans l’espoir que sa parole, assurément désintéressée, serait écoutée en France : elle ne pouvait l’être, en effet, qu’avec sympathie et respect, sans pourtant faire, toutefois, beaucoup de conversions. L’exagération