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indifférente aux maux de l’Arménie et de la Crète ! comme si elle n’avait rien fait pour en arrêter le développement ou pour en prévenir le retour ! — reproche injuste à coup sûr, et que l’histoire ne ratifiera pas, — mais enfin on consentait à tenir compte de la situation particulière des autres puissances et des ménagemens qu’elle leur imposait. Des hommes politiques considérables ont fait entendre le langage de la raison. Lord Rosebery, bien qu’on ne puisse pas tout approuver dans les nombreuses lettres qu’il a écrites et qui ont été livrées à la publicité, a mis en garde le parti libéral contre les entraînemens auxquels il avait paru trop céder. Ses observations et ses conseils se rapprochent beaucoup de ceux que le Times, de son côté, avait déjà présentés à ses lecteurs. Il appuie sans doute à l’excès sur le peu de crédit de l’Angleterre, et il déplore que le gouvernement de lord Salisbury n’entretienne pas de relations plus cordiales avec les autres puissances. On reconnaît là l’homme de parti. Mais il conclut que toute action séparée serait une faute, qu’elle engendrerait de très grands périls, et qu’il y a finalement lieu d’espérer que le gouvernement actuel saura à la fois éviter ces périls, c’est-à-dire la guerre, et néanmoins faire son devoir. On retrouve ici le langage de l’homme politique. Sir Charles Dilke a fait, lui aussi, entendre sa voix dans ce concert d’avertissemens donnés de partout à l’opinion un peu exaltée, un peu égarée. Il constate à son tour que l’Angleterre n’a pas su se concilier l’adhésion du sentiment européen, et il en recherche la cause dans un passé encore tout récent. « En 1882, dit-il, l’opinion publique ne vit dans le bombardement d’Alexandrie qu’un massacre, alors qu’elle-même avait réclamé la répression sévère des massacres chrétiens. Pour l’Angleterre, la perte d’un seul de ses cuirassés équivaudrait à la perte d’un corps d’armée pour la France ou pour l’Allemagne. Or, presque toutes les puissances sont mal disposées pour elle, car le protectorat virtuel de l’Angleterre sur l’île de Chypre et l’occupation de l’Egypte ont ruiné son crédit dans l’esprit de l’Europe. »

Il y a du vrai dans la manière dont sir Charles Dilke explique l’état de l’opinion, sur le continent, à l’égard de l’Angleterre ; il y a aussi quelques défauts de nuances dans les griefs qu’il articule, et qui n’ont pas tous, à nos yeux, la même valeur. L’Europe, pour parler en toute franchise, n’attache plus grande importance à la question de Chypre ; elle est assez disposée à la passer délibérément au compte des profits et pertes ; et au surplus l’Angleterre n’a pas tiré jusqu’à ce jour un assez grand parti de son établissement à Chypre pour que l’équilibre de la Méditerranée en ait paru gravement compromis. Mais il n’en est pas de même de l’Egypte. Sur ce point, les préoccupations générales sont restées très éveillées, et, bien loin de s’être atténuées, elles ont pris à la suite des événemens d’hier un surcroît d’acuité. Les Anglais viennent, on le sait, d’entrer à Dongola. La manière dont le