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aussi sensuelle, le plus féminin, à coup sûr, de tous ses portraits.

Hélas ! les guides nous ont trompés, et c’est encore une de ces chères légendes auxquelles il nous est désormais interdit de croire ! Celle-là est même d’invention toute récente : elle a été imaginée en 1840 par le Marseillais Méry, qui n’admettait pas, apparemment, qu’on pût créer de belles œuvres sans être amoureux. Mais peut-être, après tout, l’histoire véritable de la marquise de Brignole paraîtra-t-elle plus touchante encore que la légende dont elle va reprendre la place. Car pour avoir à peine pris garde, sans doute, au jeune étranger qui a peint son portrait, Pauline de Brignole n’en avait pas moins un cœur infiniment tendre et voluptueux : mais c’est à son mari qu’elle l’avait donné tout entier. Elle l’aimait si profondément, et l’amour qu’elle lui avait inspiré était si profond, que quand elle mourut, en 1648, après plus de vingt années de mariage, Antoine Brignole-Sale renonça du même coup à ses fonctions publiques, à ses travaux littéraires, et aux distractions de la vie élégante. Fermant son palais, abandonnant à sa mère le soin de ses enfans, il se fit prêtre, puis moine, pour achever de rompre tout lien avec un monde d’où sa Paolina s’en était allée. C’est sous un froc de bure, la tête rasée et des sandales aux pieds, que l’ont rencontré durant dix ans, sur les routes d’Italie, ses anciens compagnons de fûtes et de combats. Encore la religion elle-même ne paraît-elle pas l’avoir jamais entièrement consolé. Il est mort en 1662, à cinquante-sept ans, tout au bonheur de pouvoir enfin rejoindre celle qui avait été l’unique pensée de sa vie. Quel n’eût pas été son désespoir, si on lui avait prédit que sa Paolina passerait un jour pour lui avoir été infidèle, et que dans son propre palais, en face de son portrait à lui, les guides la signaleraient aux visiteurs comme la maîtresse de Van Dyck ?


T. DE WYZEWA.