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il était exposé en pleine lumière, sur le premier autel de gauche, à l’entrée de la chapelle. Et sans doute aussi on n’avait pas manqué de leur dire que ce tableau avait passé, trente ans auparavant, pour un des chefs-d’œuvre du peintre : il avait égalé en célébrité l’Assomption du Corrège, et de toute l’Italie on l’était venu voir. Mais depuis lors le goût avait changé. Déchus de leur gloire passée, les chefs-d’œuvre de Tiepolo paraissaient désormais inférieurs aux plus médiocres machines des faiseurs bolonais : on eût cru déshonorer le Louvre en les y exposant, fût-ce entre un Badalocchio et un Nuvelone. Et de fait, ni à Parme, ni à Padoue, ni à Venise, personne ne s’avisa de toucher aux peintures de Tiepolo. Lui seul ne prit point de part, dans les salles du Louvre, à ce glorieux et trop court congrès des grands peintres italiens de toutes les écoles : et près de cent ans devaient s’écouler encore avant que les portes de notre musée s’ouvrissent, — s’entrouvrissent, — pour lui.

Il subissait l’effet du profond discrédit où était tombé, dans l’Europe entière, l’art élégant et léger du XVIIIe siècle. La gloire de Pompeo Batoni, le David italien, avait brusquement effacé la sienne, comme en France le triomphe de David avait fait oublier Watteau. Mais tandis que pour la plupart de ses contemporains ce discrédit ne fut que momentané, il eut pour lui des conséquences autrement durables. Il y a encore une vingtaine d’années, lorsque depuis longtemps Watteau et Boucher, et Longhi, et Guardi, et la Rosalba étaient remontés à leur rang dans l’histoire des arts, Tiepolo continuait à passer inaperçu. Le critique italien Ranalli trouvait étrange « que des amateurs consentissent à acheter sa peinture. » Taine, dans son chapitre sur Venise, l’exécutait d’un mot ; Théophile Gautier ne le citait même pas ; et le seul critique qui se piquât de le connaître, Charles Blanc, l’accablait en toute occasion de ses épithètes les plus méprisantes. Il n’admettait point, par exemple, que Raphaël Mengs eût jamais pu être jaloux d’un aussi piètre rival. « Ce qu’on aura pris pour de la jalousie, écrivait-il, était sans doute le mécontentement légitime d’un peintre grave et digne, qui se voyait mis en parallèle avec un génie malsain et bizarre, un improvisateur lâché et incorrect, un décorateur sans frein, sans mesure et sans convenance… Que devait penser un homme tel que lui d’un peintre capable de placer dans un plafond, parmi les saints ou les anges, tantôt un hibou perché sur une branche enveloppée d’une draperie volante, tantôt un perroquet dont les couleurs naturelles viennent former une tache que Tiepolo trouve charmante dans les harmonies optiques de son orchestre ? »

Ainsi, durant près d’un siècle, l’heure de la réhabilitation s’est fait attendre pour celui que les plus fameux écrivains de son temps avaient proclamé « le prince des peintres ». Elle est enfin venue, pourtant, et Tiepolo est décidément rentré en possession de sa gloire. Cette année