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justice à ses rivaux, et avec une ardeur qui ne s’était jamais démentie, il n’avait pas cherché d’autres satisfactions que celle du travail. La plus grande partie de sa vie s’était passée à Eisenstadt. Il y trouvait, il est vrai, réunies toutes les ressources de son art : un orchestre excellent, familiarisé avec son style, rompu à toutes les difficultés d’exécution, et des chanteurs de premier ordre, si supérieurs à ceux de Vienne que l’impératrice Marie-Thérèse aimait à répéter que « pour entendre un bon opéra, il fallait aller à Esterhaza. »

Les égards qu’on avait pour Haydn, la sécurité de sa position indépendante, sa piété sincère et sa bonne constitution elle-même, tout conspirait pour lui conserver jusqu’au bout cette sérénité d’humeur que, comme il le disait en plaisantant, « rien n’avait pu altérer, pas même son mariage et sa femme. » Ce sentiment de bonheur et de placidité s’exhale naturellement de ses œuvres. Avec la clairvoyance d’une âme droite et ingénue, Haydn avait tout de suite découvert et suivi sa voie. Profitant des progrès réalisés avant lui, il avait élargi et renouvelé le cadre de la musique instrumentale, jusque-là condamnée à la coupe banale des airs de danse ou étroitement emprisonnée dans les formes abstraites de la fugue. Pour exprimer ses idées, il possédait un style libre, élevé, personnel, conciliant le respect des traditions avec le déploiement de sa vigoureuse originalité. Parfois ses procédés peuvent paraître trop simples, trop élémentaires, en comparaison des sonorités modernes et des complications dans lesquelles les compositeurs s’ingénient à noyer la mélodie, quand ces complications n’ont pas pour objet d’en masquer l’absence. On est porté aujourd’hui à trouver toute cette musique du Père Haydn trop régulière dans ses allures et ses combinaisons trop prévues. Certes, on n’y rencontre jamais ni tension, ni contrainte. Chez lui point de subtilités ni de raffinemens, mais des rythmes très accusés, des motifs d’un dessin mélodique toujours arrêté, des contrastes d’une franchise extrême. Cette précision des formes musicales a dans les œuvres du maître une telle netteté qu’il semble leur attribuer une signification positive, comme si elles s’adaptaient à des sujets réels. De fait, il se proposait à lui-même de tels sujets dans le travail de la composition, s’imaginant, pour stimuler sa verve, des épisodes naïfs dont il poursuivait le développement. C’est ainsi, par exemple, qu’il essayait, dans une de ses symphonies, d’exprimer les remontrances de Dieu à un pécheur endurci pour le ramener au bien et triompher de sa légèreté. Mais ce n’était là qu’un programme à son usage, qu’il ne songeait pas à imposer à ses auditeurs, laissant à