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de la symphonie. Plus austère, plus profond et plus puissant, le génie de Bach, s’appliquant aux formes les plus élevées de son art, était appelé à exercer sur ses destinées une action plus haute encore. La révolution capitale dont il a été le principal auteur et de laquelle date l’émancipation de l’orchestre est caractérisée par le libre emploi de la polyphonie qui allait inaugurer pour la musique moderne une ère nouvelle.

Si les paroles du chant, lorsque le compositeur recourt à un texte, servent à préciser ses intentions et donnent un sens formel à ses idées, la musique instrumentale, privée de ce soutien, doit trouver en elle-même un intérêt et des moyens d’action que seul le développement thématique peut lui procurer. N’ayant pas, comme les arts du dessin, la faculté de figurer des images finies, positives et durables, il lui faut, pour être comprise et suivie par l’auditeur, présenter itérativement à celui-ci les aspects divers d’un même motif, en les variant par des expressions différentes et cependant prochaines. C’est la répétition de formes analogues et dérivées les unes des autres qui lui permet d’assurer l’unité de ses œuvres et d’y ajouter le charme des contrastes et de la vie. Aucun compositeur n’a possédé au même degré que Bach la science de ces formes imitatives et de toutes les nuances qu’elles peuvent revêtir, sans cesser jamais d’offrir, à travers leurs modifications, des affinités avec le motif principal, suffisantes pour le rappeler à une oreille exercée, et toujours intéressantes par leur diversité. Mais cette science déjà si précieuse pour le développement mélodique du thème, Bach, avec une fécondité et une puissance de compréhension également prodigieuses, allait l’étendre à l’expression harmonique de ce thème, en rendant indépendantes les unes des autres les diverses parties que ses prédécesseurs avaient maintenues dans une étroite subordination avec la partie principale. Tandis que leur office se bornait autrefois à d’insignifians remplissages ou à de serviles accompagnemens, chez le maître d’Eisenach, chacune d’elles prend tour à tour part à l’action. Au lieu d’être condamnée au rôle effacé qui lui était dévolu, c’est avec une entière liberté qu’elle concourt avec les autres à l’expression de la pensée. Cette pensée peut dès lors se développer avec une richesse et une mobilité extrêmes, et les deux élémens qui constituent l’essence même de la musique trouveront désormais toute leur force dans cette intime fusion qui fait en quelque sorte de la mélodie une harmonie successive et de l’harmonie une mélodie simultanée. La variété des rythmes, les accélérations ou les ralentissemens des mouvemens ajoutent encore l’inépuisable diversité de leurs combinaisons au domaine déjà si