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interlocuteurs, c’est une tournure d’esprit fataliste que j’ai déjà notée à Alger. Elle revêt ici, et le plus souvent, un caractère d’indifférence nonchalante et de résignation passive, d’éloignement pour ce qui est effort et de scepticisme pour ce qui est volonté. Le succès viendra, semble-t-il, s’il doit venir ; à le poursuivre, à le conquérir de haute lutte, on perd ses forces et son temps. Et dans cette conception négative du labeur obstiné et persévérant, je retrouve, modifiée dans la forme, la théorie fataliste de l’Arabe : « Il en sera ce qu’il en sera ; l’homme ne peut rien, Allah seul est puissant. » Puis, je note aussi l’apparente complicité de la nature, complicité plus sensible et plus visible sur cette terre d’Afrique qu’ailleurs : les nuées de criquets qui, en quelques heures, dévastent toute une région, ne laissant qu’un sol dénudé là où ondulaient de riches moissons ; le soleil dévorant et les implacables sécheresses, les fleuves et les sources taries, le sirocco dévastateur, ces plaies d’Egypte, redoutables dans leur soudaineté, contre lesquelles l’homme ne peut rien, que sa prévoyance ne saurait conjurer, que ses efforts ne sauraient arrêter. En présence de pareils phénomènes, à quoi servent les calculs de l’humaine sagesse, les efforts de l’humaine faiblesse ? L’homme qui se sent à la merci des événemens et des élémens doit être tenté de s’en tenir à un minimum de travail en vue d’un résultat trop incertain. Est-ce à la nature même, est-ce à l’Arabe, qui lui-même l’a empruntée à la nature et au sol qu’il cultive depuis des siècles, qu’est due cette tendance fataliste que je retrouve chez un certain nombre d’Algériens, tendance à laquelle notre race fut de tout temps réfractaire, et qui paralyserait la marche en avant, si l’incessant afflux de l’émigration, le perpétuel va-et-vient de facteurs ethniques nouveaux n’en contre-balançaient la fâcheuse influence ?

En revanche, je note aussi un phénomène curieux dû au changement de milieu. Les lois qui régissent la natalité en France sont ici modifiées. Les colons venus de ceux de nos départemens où la natalité est très faible ont une nombreuse progéniture ; les familles de six, huit, dix enfans sont fréquentes, dans l’intérieur surtout, et cela, j’y insiste, le père et la mère étant originaires de celles de nos régions où les familles sont le plus limitées. Rien ne prouve mieux ce qu’il y a de voulu dans l’apparente infécondité de nos femmes françaises. Les mêmes parens qui, en France, estiment deux ou trois enfans un lourd fardeau, tiennent ici l’enfant pour un aide, leur nombre pour une richesse ; et, laissée à elle-même, la nature reprend ses droits, peuplant le sol à défricher. Il y a là un symptôme encourageant pour l’avenir. Aux