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voile qui recouvre leur visage que des yeux agrandis par le kohl. Pas un homme au milieu d’elles ; ainsi le veut la coutume. Tristes, elles ne le sont pas, non plus que recueillies. La mort ne comporte pas de tristesse pour l’Arabe, et les cimetières sont les jardins de plaisance des femmes, le vendredi, où ils constituent, avec leurs fréquentes visites aux bains maures, et leurs plus rares visites entre elles, les uniques distractions de leur vie cloîtrée. Volontiers, croirait-on, elles échangeraient cette vie contre celle que mènent nos Européennes. A quoi bon être femme, jeune et jolie, si c’est pour traverser la vie sous un voile qui dérobe la beauté à l’admiration, pour dissimuler l’élégance de sa taille et les grâces de ses formes avec autant de soin que d’autres en prennent ailleurs pour les mettre en valeur ? Et cependant elles ne voudraient ni changer ni être autres. La fillette aspire au jour où, elle aussi, cachera son visage et voilera les charmes naissans réservés à son époux. La marque du Coran est profonde, l’empreinte indélébile. L’Arabe est inconvertissable, et nos missionnaires avouent ne rien gagner sur cette race réfractaire à nos idées religieuses, qui nous tient pour des païens, et qui a, elle, l’instinct croyant au plus haut degré. « Tu ne sais même pas museler ta femme », répond avec dédain l’Arabe à celui qui lui vante nos coutumes et lui parle d’une autre foi. C’est au grand jour, devant tous, qu’il professe la sienne, qu’il prie et baise le sol, qu’il invoque Allah, indifférent aux regards curieux, aux sourires railleurs qui errent sur les lèvres des Roumis, mais qu’arrête l’inconscient respect qu’impose toute manifestation de foi sincère.

Ici, je mesure l’abîme qui les sépare de nous. Entre deux religions bibliques, au sens grec du mot, c’est-à-dire ayant chacune un livre de révélations, un code moral écrit, des préceptes et des prescriptions dictés par le créateur à la créature, tout rapprochement est impossible. Entre Jéhovah et Allah, entre Christ et Mahomet la lutte dure toujours. Je comprends aussi comment le christianisme, impuissant jusqu’ici à entamer l’islamisme, eu ! raison des dieux de l’Olympe, de cette mythologie aux contours vagues, qui ne reposait guère que sur des légendes poétiques, sur des traditions orales et qui, brusquement, s’écroula devant un enseignement où le philosophe païen retrouvait, avec les plus hautes conceptions de ses sages, des préceptes inconnus d’eux, s’imposant à lui de par leur autorité morale, ouvrant à son intelligence, à son cœur, un monde d’idées nouvelles et de consolatrices croyances.

Mais si nous ne pouvons ni convertir l’Arabe à notre foi,