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passent dans la ruelle étroite, qui s’éclairent brusquement et rentrent dans l’ombre, puis les rudes matelots, aux pas lourds, aux bruyans éclats de voix, qui les suivent. Il y aura peut-être, plus tard, quelque bon coup à faire pour eux, et demain on lira dans les journaux d’Alger le récit d’une rixe dans la Kasba, de quelque marin assommé et dépouillé dans l’une de ces voies tortueuses que sillonnent cependant, une partie de la nuit, des patrouilles.

Parvenus au sommet de la ville arabe, au débouché de ce labyrinthe, nos yeux étonnés entrevoient tout à coup la mer calme sous les rayons de la pleine lune et baignant dans une lumière douce. Nous avons peine à nous arracher à ce spectacle qui offre un saisissant contraste avec ce que nous venons de voir, mais notre guide nous réserve une dernière surprise. Il s’engage dans un bois d’eucalyptus, sombre et odorant, vrai repaire, nous dit-il, de bandits à cette heure, et par un sentier à peine visible, il nous amène au bord d’un ravin dénudé, aux parois presque à pic et semé d’innombrables taches blanches. Ces taches, ce sont les tombes arabes du cimetière d’El-Katar, longue vallée de Josaphat qui se déroule sous nos yeux et emprunte aux rayons argentés un aspect fantastique. Rien de plus étrange que cette brusque antithèse entre la vie et la mort, entre la cité des vivans et la nécropole des morts. Nécropole profanée, comme la cité que nous venons de visiter. Çà et là, sous l’ombre des arbres, entre les tombes, des formes blanches se meuvent, fantômes errant comme au hasard. C’est le rebut de la Kasba, les femmes vieillies et flétries qui fuient la lumière crue, entraînant ici des amans de rencontre. Il ne fait pas bon s’aventurer seul dans ce lieu perdu dont la beauté séduit cependant, et où l’on aimerait rêver pendant les heures d’une nuit comme celle-ci.

Nous reprenons le chemin de la ville arabe, nous redescendons ses ruelles étroites, ses escaliers glissans. Il est une heure du matin ; l’orgie bat son plein dans les bruyantes salles de danse espagnoles, comparativement silencieuse dans les repaires arabes et maures, coupée de temps à autre par le juron brutal d’un matelot ivre et dépouillé que l’on jette dehors, par des bruits confus de rixes derrière des murs épais. Au-dessous de nous, Alger, El-Djezaïr, dort, indifférent à ces rumeurs qui n’arrivent pas jusqu’à lui. Sur la place du Gouvernement, de rares promeneurs attardés hâtent le pas vers le boulevard de la République, les becs de gaz brillent sous les hautes arcades, désertes et silencieuses, se profilant en une fuyante perspective, tandis que sur le port, le golfe et les monts lointains de l’Atlas, la lune, au zénith, déverse sa lueur nacrée.