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blanche, adossée au Sahel, apparaît dans son cadre de verdure et de villas, de ravins ombreux et de crêtes couronnées de verdure. La Kasba, la vieille cité arabe, étale sur les pentes sa masse crayeuse trouée de rares lucarnes, coupée de ruelles étroites et tortueuses sur lesquelles s’entr’ouvrent, la nuit venue, les portes basses de maisons louches, rendez-vous de toutes les races qui s’y coudoient dans la promiscuité du vice.

Faisant face à la mer et longeant le port qu’il surplombe, le boulevard de la République dresse sa longue et monumentale façade de hautes et belles maisons, son long portique couvert, réminiscence de la rue de Rivoli, sa large chaussée sillonnée de voitures, ses trottoirs encombrés de piétons, ses magasins, ses banques, ses cafés ombragés de tentes. L’impression est forte. On se sent en présence d’une capitale cosmopolite, d’une tête d’empire, du seuil d’accès d’un continent, et cette métropole de l’Afrique réveille, par sa masse imposante et ses solides assises, le souvenir des contours géographiques compacts du continent noir. Tout ici indique une main mise définitive, un fait irrévocablement accompli : la France maîtresse de ce nid de pirates, et la civilisation européenne se substituant à celle de l’Islam vaincu. Tout l’atteste : les villas mauresques converties en modernes et luxueuses résidences, la citadelle arabe transformée en caserne, le fort l’Empereur en magasin militaire, et aussi et surtout les voies ferrées longeant le littoral, s’en fonçant par la Mitidja dans l’intérieur, les paquebots rapides et les sombres cuirassés.

De là des contrastes singuliers et aussi des notes inattendues ; les uns et les autres m’avaient déjà frappé lors de mes précédens voyages. Je les retrouve, atténués ou accentués ; ils se précisent et des impressions plus nettes se dégagent d’observations plus attentives. Involontairement la comparaison s’impose entre ce que je vois ici et ce que j’ai vu ailleurs, entre la colonisation telle que nous la concevons et telle que d’autres races la pratiquent. Et, tout d’abord, l’adaptation du cadre à l’idée ; sur qui, l’ayant déjà vu, le revoit, ce cadre produit une impression plus vive, contrairement à mon expérience antérieure alors que je revoyais, après des années, d’autres cités et d’autres ports. Et cependant, quand on analyse cette vue d’ensemble, ainsi qu’on analyserait les traits d’un visage humain, quand on la compare à d’autres, on note en quoi elle diffère, on se demande en quoi elle l’emporte. La baie de Naples est plus vaste, Rio Janeiro est plus grandiose, Lisbonne est plus monumentale, San Francisco plus étonnant. Ici, le port est étroit, le trafic restreint. En tant que ville commerciale, Alger est dépassée par Oran ; en tant que station hivernale, elle l’est par Nice ; mais elle a une beauté particulière, un charme étrange qui