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et un manœuvre broyant les couleurs 1 fr. 60. Cet apprenti gagnant ici 25 pour 100 de plus qu’un manœuvre devait déjà posséder quelque habileté de main. Le terme d’apprenti lui aussi a varié. Il ne s’appliquait pas exclusivement à l’espiègle et joyeux gamin qui symbolise aujourd’hui le type. C’était souvent, si l’on songe à la longue durée des apprentissages, un ouvrier capable.

De même voit-on des charrons à 2 fr. 70 en Normandie, tandis que pendant la guerre de Guienne, sous saint Louis, un autre charron est payé 10 francs. Ce ne sont pas seulement les risques à courir, ni le caractère éminemment provisoire de ce salaire qui en expliquent l’élévation, c’est que ce charron du XIIIe siècle est plus qu’un ouvrier, plus qu’un contre maître, c’est un patron. Un patron d’aujourd’hui ne travaille guère personnellement à la journée. Quand il le fait et qu’il se contente pour lui-même d’un salaire moyen, c’est à la condition d’être accompagné d’un certain nombre de compagnons, de « garçons » ou d’apprentis, dont il compte le salaire à son client plus cher qu’il ne le paie lui-même. Cette majoration d’un quart ou d’un cinquième de la journée de ses ouvriers, constitue la rémunération de son expérience, de sa responsabilité, l’intérêt de ses avances, de ses outils. Au moyen âge, où il n’y a aucun gros entrepreneur, il y en a beaucoup de petits. Quand ces petits industriels, ces « maîtres », vont en journée chez un particulier, l’usage est qu’ils ne prélèvent rien sur le salaire de leur personnel. Ce que paie le bourgeois pour le manœuvre, pour l’apprenti, est vraiment ce que reçoivent ces derniers ; mais le patron se fait payer ouvertement beaucoup plus cher.

Le boulanger, nourri, touche 1 fr. 30 à Poitiers, le pâtissier, défrayé de tout, reçoit 1 franc à Arras au XIVe siècle ; de même le boucher à Colmar. Ils avaient ainsi une paie un peu plus faible que le journalier nourri de la même époque à 1 fr. 26. Il en est de même en 1896, où le traitement des manœuvres nourris est de 1 fr. 50, tandis que la paie des bouchers et des boulangers n’est que de 1 fr. 31 et 1 fr. 35. Au XIVe siècle, comme d’ailleurs au XIXe, les corps d’état de l’alimentation, dont les membres sont engagés à l’année, prennent rang parmi les moins lucratifs ; boulangers et brasseurs, entretenus par leurs patrons, ne touchent pas en espèces plus de 1 fr. 80, au moment des plus forts salaires du XVe siècle.

Nous ne pouvons classer parmi les ouvriers ordinaires le tailleur des robes royales, sous Charles V, à 8 fr. 40 par jour ; c’est presque un fonctionnaire. Un couturier pour dames, un coupeur, pour mieux dire, employé par une princesse aux environs de Paris vers la même date, a 6 francs par jour ; ce sont là des