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malheureux Arméniens ont pâli du peu de scrupules de leurs tardifs protecteurs, aux bords du Nil ou sur les plateaux de l’Afrique ; et après avoir, en vain, attendu, dix-huit ans, l’exécution des illusoires promesses du traité de Berlin, ils ont payé, de milliers d’existences, leur foi aux encouragemens de Westminster.

N’importe. Quelles que soient les fautes et les inconséquences de leurs avocats d’outre-Manche, l’Europe ne saurait laisser égorger, impunément, un peuple entier. L’extermination méthodique des chrétiens n’est pas un procédé que la diplomatie franco-russe puisse couvrir de son autorité. A s’en tenir à l’intérêt égoïste des deux puissances, il ne serait bon, ni pour la France, ni pour la Russie, d’abandonner aux Anglais, ne fût-ce qu’en apparence, le monopole de l’humanité. Déjà, les Échelles du Levant et les bazars d’Asie, grâce aux matelots et aux missionnaires britanniques, tendent à se persuader que, de toutes les puissances, l’Angleterre est la seule qui s’intéresse aux chrétiens et ose prendre en main la cause des opprimés. Laisser s’accréditer pareille opinion dans les ports de l’Anatolie, ou dans les khans de Syrie ne serait pas faire pièce à l’Angleterre, mais, tout au rebours, favoriser les menées de la politique anglaise. L’humanité, la civilisation, la justice, ne sont pas seulement des mots sonores, bons à faire retentir à l’oreille des foules, dans les meetings de Hyde-Park ; malavisés les diplomates qui en laisseraient tout le bénéfice aux ministres et aux consuls de Sa Très Gracieuse Majesté la reine Victoria. La trop longue tolérance de l’Europe n’a fait qu’aggraver la situation de l’Orient et mettre en péril l’existence de l’empire turc. Au lieu d’assurer la paix, l’inaction des puissances finirait par la compromettre. Il est grand temps, pour elles, d’exiger de la Porte les réparations et les réformes nécessaires. Si malaisée que soit la tâche, l’exemple de la Crète montre qu’elle n’est pas au-dessus des forces d’une Europe unie ; et cette union de l’Europe, le séjour du tsar à Balmoral peut la refaire, ou la compléter. Au sortir de ses entrevues impériales, Nicolas II se présente en quelque sorte à la Grande-Bretagne, comme le plénipotentiaire du continent. Que les Anglais montrent au jeune empereur qu’ils n’ont d’autre souci que celui de l’humanité ; que, suivant le conseil donné à ses amis par lord Rosebery, ils fassent appel à la conscience et au cœur de Nicolas II, et ils auront plus fait, pour la pacification de l’Orient et pour le salut des chrétiens d’Europe et d’Asie, qu’en ameutant l’opinion des Trois-Royaumes, ou en fomentant, chez leurs nouveaux cliens, des espérances irréalisables.