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à l’alliance française que la Russie a dû le concours de Berlin. Après cela, bien ingénu, ou bien présomptueux, l’empereur ou le chancelier qui demanderait au jeune tsar de renoncer au bénéfice de l’entente avec la France ; — et bien soupçonneux, ou bien malavisé, le Français qui garderait quelque ombrage de l’entrevue de Breslau.


Autant en pourrait-on dire du voyage de Nicolas II en Grande-Bretagne. Rien de ce que les Trois-Royaumes pourraient offrir au tsar russe ne saurait le détourner de la politique héritée de son père. Et que lui peuvent offrir les Anglais, si ce n’est le partage du vieux monde, des tours en ruines de Byzance à la muraille croulante de la Chine ? Autrefois, il y avait, entre l’Angleterre et la Russie, un homme malade et un héritage. Aujourd’hui, de l’Archipel à la mer du Japon, ils sont deux malades, on pourrait presque dire trois malades ; car le pâle successeur des Darius et des Chosroès, le roi des rois de l’Iran n’est guère plus robuste ou guère mieux portant que le padishah de Stamboul ou le fils du Ciel. C’est toute la vieille Asie, minée dans ses fondemens, l’Asie musulmane ou païenne, usée par les siècles, qui menace de s’effondrer sur l’Europe. Par bonheur pour la paix du monde, les empires branlans mettent longtemps à crouler, et qu’ils s’appellent sultan, shah ou fils du Ciel, ces malades d’Orient, dont tant d’héritiers ont escompté prématurément la succession, ont une agonie lente qui peut durer cent ans et plus. Encore une leçon d’histoire que la diplomatie russe a reçue de l’incurable gardien des détroits, et qui n’a pas été perdue pour elle. Jadis l’Anglais, jaloux de préserver tout ce qui ne pouvait tomber dans son lot, accusait le Russe de guetter, impatiemment, la fin de l’impérial moribond du Bosphore ; et les défiances de l’Anglais semblaient avoir raison. Aujourd’hui, on dirait que les rôles sont renversés. La hâte d’hériter, attribuée longtemps à Moscou, semble être passée à Londres. La Russie est devenue patiente ; a-t-elle gardé ses ambitions d’antan, elle n’est pas pressée, elle sait attendre. De la mer de Marmara à la mer Jaune, loin de chercher à précipiter la chute des empires en déclin, sa main semble plutôt prête à les étayer, pour en arrêter, ou en retarder la ruine. L’aigle du Nord, sûre de sa proie, au lieu de déchirer du bec et de l’ongle la Turquie expirante ou la Chine blessée, semble se plaire à étendre sur elles l’ombre protectrice de ses ailes déployées. Politique nouvelle, en effet, et non moins que l’ancienne suspecte aux Anglais, car, si on la laisse agir, le monde risque de voir, sans guerre et sans bruit, l’influence russe s’affermir