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remonte pas encore à deux ans, et déjà le règne de ce jeune tsar couronné d’hier, son voyage même à travers l’Europe, témoignent, assez haut, de l’ascendant croissant de la Russie. La voilà, sans avoir eu besoin de tirer l’épée, qui se montre aux peuples comme l’arbitre de l’Europe ; on dira peut-être bientôt comme l’arbitre du monde. La fière Allemagne dont la pudeur se révolte contre les viles complaisances des Welches envers les Tatars slavisés du Nord, l’Allemagne elle-même, lors de la guerre de la Chine et du Japon, s’est empressée de saisir l’occasion d’être agréable aux Russes ; tout comme la République française, le nouvel empire s’est mis à la remorque de la chancellerie pétersbourgeoise, heureux de rendre, lui aussi, service à son grand voisin. On eût dit que pour neutraliser l’entente de la Russie et de la France, l’Allemagne n’eût rien trouvé de mieux que de chercher à s’introduire en tiers dans leur intimité. Entre les deux adversaires de 1870, entre Paris et Berlin, le monde peut, à certaines heures, voir une sorte d’émulation de prévenances, une façon de concours et comme de surenchère, au profit de la Russie. Déjà, si le concert européen semble avoir quelque chance de se reformer, c’est par l’initiative russe, sous la direction russe. Ce surcroît de puissance, acquis par son impérial voisin, Guillaume II sait mieux que personne d’où le tsar l’a tiré. Ce que Nicolas II va faire en France, l’empereur Guillaume n’a pas besoin de le lui demander ; et qui sait ? dans le secret de son cœur, peut-être le Kaiser-Kœnig envie-t-il, à son cousin de Russie, ce voyage aux bords de la Seine.

Pour invraisemblable que cela semble, le petit-fils du vainqueur de Sedan est homme à rêver, lui aussi, d’une promenade pacifique à travers les boulevards de Paris. Il semble bien, au moins, s’être promis de contraindre la France à se réconcilier avec son ennemi de 1870. Peut-être va-t-il jusqu’à compter, pour cela, sur les bons offices de la naïveté russe. Telle serait, à en croire certains indices, la triple alliance de ses rêves. Gageure d’un prince avide d’une gloire plus rare que celle des conquêtes, ou chimère d’un esprit résolu à tout courber devant sa volonté, cette alliance à trois, ébauchée en Asie, bonne peut-être en terre exotique, reste bien loin des sentimens et des instincts de l’Europe contemporaine. Le présent, et avec lui l’avenir prochain, est à l’entente nouée à Cronstadt et bientôt scellée à Paris. Ni la Russie, ni la France ne sentent le besoin de changer de voie. L’ascendant croissant qu’elle exerce dans le monde, la Russie sent qu’elle le doit à l’alliance de la France ; et si l’Allemagne elle-même, en face de l’homme jaune, s’est empressée de seconder la politique russe, on n’ignore pas, à Pétersbourg, que c’est encore