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Après cinquante ans, l’opiniâtre rancune des compatriotes de Kossuth et de Gœrgey ne pardonne pas encore aux sotnias cosaques d’avoir franchi les Carpathes pour replacer la Hongrie sous le joug de la bureaucratie viennoise. Conflits d’ambitions ou rivalités d’intérêts, ressentimens du passé et appréhensions de l’avenir, antipathies de races et préjugés nationaux, que d’obstacles entre les deux empires ! Et par quel art amener entre eux une entente ? Pour opérer un rapprochement, il suffisait, après tout, de deux choses qui, pour cette fois au moins, semblent s’être rencontrées chez les deux empereurs et les deux gouvernemens : un commun amour de la paix et une égale loyauté. A défaut d’amitié ou d’alliance, la diplomatie ne pouvait-elle trouver, entre les deux chancelleries, un terrain d’entente et, sinon écarter tous les dissentimens, empêcher les rivalités de dégénérer en hostilité ? Un homme, un Russe a osé le tenter, et il semblait avoir su y réussir, à une heure périlleuse pour la paix du monde. Cela seul légitimerait les regrets inspirés par la disparition subite du prince Lobanof. Avant de tomber de la scène, comme un acteur frappé en plein rôle, au moment d’un de ses grands succès, le prince Lobanof a eu la joie d’accompagner son maître, à Vienne, sur le théâtre longuement préparé par ses soins. Dans l’intervalle de ses conférences avec le comte Goluchowski, le ministre russe a pu jouir de l’accueil fait, par la cour et par le peuple de Vienne, au tsar et à la tsarine. Devant la loyale figure du jeune souverain, devant la beauté souriante de la nouvelle impératrice, bien des préventions sont tombées. Les Hongrois mêmes n’ont pu s’empêcher de savoir gré au petit-fils de Nicolas Ier de leur avoir fait présent, pour le millénaire de la monarchie d’Arpad, du sabre de Rakoczi. Je ne sais si cette attention délicate a valu au jeune tsar beaucoup d’Eljen ; mais on a remarqué que partout, sur son passage dans la vieille capitale, aux Zivios slaves se mêlaient les Hoch allemands.


De Vienne, le tsar et la tsarine se sont rendus en Allemagne, ou mieux (on sait pourquoi), ils sont rentrés, pour quelques jours, à Kief, dans leurs États, ayant soin de n’arriver sur le territoire allemand qu’après le 2 septembre et la fête de Sedan, le lendemain de l’inauguration du monument de l’empereur Guillaume Ier, évitant ainsi de paraître s’associer à tout souvenir qui eût pu froisser le cœur de leurs amis de France. C’est à Breslau et à Gœrlitz, en Silésie, sur une terre qui fut longtemps slave et qui n’est pas encore entièrement germanisée ; c’est à Breslau, au milieu de ses troupes réunies pour les grandes manœuvres annuelles,