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goûtons la sécurité qui nous semble assurée. Ne soyons pas trop exigeans envers l’Europe, envers nos amis, envers nous-mêmes ; comprenons les difficultés de la tâche des gouvernemens, et faisons quelque crédit à la diplomatie. Espérons, — il est toujours bon d’espérer, — que, les défiances anciennes dissipées, les mutuelles suspicions assoupies, ce voyage impérial va donner à l’Europe plus de cohésion, plus de confiance en elle-même, plus de prévoyance aussi et de résolution pour écarter les nuages sanglans qui viennent d’Orient, pour parer aux dangers d’aujourd’hui et aux périls de demain.

L’Europe a la paix ; l’Europe et la Russie, la première, semblent décidées à tout sacrifier à la paix. Qui voudrait leur en faire un reproche ? Plus les nations se sont ingéniées à se tenir prêtes pour la guerre, et plus elles redoutent la guerre. Elles se sentent mutuellement trop bien armées pour oser déchaîner un conflit. L’énormité même des préparatifs militaires est devenue un gage de paix. Il n’y a plus, en Europe, que des pacifiques, et c’est en l’honneur de la paix que les empereurs font défiler, devant leurs hôtes, régimens, escadrons et batteries. Ces masses épaisses de fantassins, ces nuées de cavaliers qu’ils se montrent les uns aux autres, avec orgueil, ne sont plus, à en croire leurs chefs héréditaires, que les gendarmes de la paix européenne. Acceptons-en l’augure, et jouissons de ce bien de la paix que nous donnent, après Dieu, la sagesse de la diplomatie et l’amitié du tsar. Les peuples ne sauraient tout avoir à la fois ; et ceux d’entre les Français qui s’étaient promis autre chose de l’alliance russe, ceux qui en attendaient, avec le redressement de tous les torts, la réparation de la grande iniquité de 1874, étaient la dupe de leur rêve. Ils s’étaient laissé décevoir par un de ces mirages d’Orient fréquens dans la steppe, comme dans le désert. Ils s’étaient mépris sur notre temps ; ils avaient compté sans les calculs et les besoins de la politique. Ils ne connaissaient ni la Russie, ni l’Europe contemporaine. De ceux-là, s’il nous est permis de le rappeler, nous n’avons jamais été, quant à nous. Il nous a toujours paru que, en regard de la triple alliance, l’entente franco-russe ne pouvait, ne devait avoir qu’un caractère pacifique. « En face de la triple alliance, écrivions-nous ici même, — voici huit ans déjà, — le rapprochement de la France et de la Russie est naturel, inévitable. La triple alliance les y invite, elle les y contraint ; mais toute entente entre Paris et Pétersbourg doit avoir en vue la paix, non la guerre[1]. » Ainsi en a jugé l’empereur Alexandre III, le

  1. Voyez la Revue du 16 février 1888 ; Cf. la France, la Russie et l’Europe ; Calmann Lévy, 1888.