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France et de la Russie a eu pour premier effet de consolider la paix, de renforcer la paix, — la seule paix, il est vrai, dont ose jouir l’Europe que nous a faite M. de Bismarck, la paix armée, la paix appuyée sur dix millions de baïonnettes. L’antique si vis pacem reste plus de mise que jamais. La triple alliance n’est pas dissoute ; la triple alliance a été récemment renouvelée ; mais avec M. de Bismarck et avec M. Crispi, elle a perdu de son aigreur et de son arrogance ; peut-être aussi a-t-elle perdu de sa solidité ou de sa confiance en soi. En tout cas, la triplice ne se sait plus omnipotente ; elle a, devant elle, à qui parler. La paix ne dépend plus uniquement d’un froncement de sourcils du chancelier germanique ; elle n’est plus, autant qu’elle le semblait naguère encore, à la merci d’un caprice de l’inquiétant Kaiser au sommeil léger, qui, par les nuits de printemps, se plaît à faire sonner à l’improviste le boute-selle de ses uhlans.

Assez longtemps l’Europe, pareille à un régiment en campagne, a dormi tout équipée, prête à toutes les alertes. Depuis que la France et la Russie se sont donné la main, elle peut du moins, cette Europe tant surmenée, reposer tranquille, sans avoir à redouter quelque alarme soudaine de Berlin ou de Rome. La paix, telle que l’entendait la triple alliance de M. de Bismarck ou de M. Crispi, avait des allures provocatrices et des airs de défi ; les déclarations les plus rassurantes aimaient à s’accompagner de fanfares guerrières. Pace imposta, Bismarck Crispi, proclamaient, mensongèrement, les fastueuses devises des arcs de triomphe érigés en Italie, il y a quelque dix ans, sur le passage du fils de Guillaume Ier, du père de Guillaume II. On affectait de croire à Berlin, à Vienne, à Pest, à Rome, à Londres même, que la tranquillité du monde n’avait d’autres ennemis que l’ambition moscovite et la turbulence gauloise. A force de le répéter, les reptiles d’outre-Rhin avaient presque persuadé à l’Europe que si elle n’avait pas encore été surprise par la guerre, elle le devait, uniquement, à la vigilance désintéressée des sentinelles de la triplice. Comment ne pas sentir que la paix est devenue plus solide, depuis que l’Allemagne et ses deux acolytes ne peuvent plus se vanter de l’imposer à la France et à la Russie, isolées et impuissantes ? La pace imposta des Bismarck et des Crispi, la démocratie française et l’autocratie russe seraient en droit de la retourner contre la triple alliance. Si elle a besoin de bras pour veiller sur elle, la paix de l’Europe a d’autres gardiens, aujourd’hui, que les grenadiers de Poméranie ou les bersagliers piémontais. Et ainsi, la paix est plus sûre, parce qu’elle ne semble plus un défi ou une menace à personne. Elle n’a pas seulement pour appui la volonté changeante