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Mais le ciel reste, et la nuit tout est divin comme aux premiers jours. J’étais seul à dix heures du soir en allant de Marseille à Aix et je voyais, à droite, le ciel et la mer qui se continuaient l’un dans l’autre par un agrandissement extraordinaire de l’un et de l’autre, comme si, le soleil éteint, la terre fût tombée dans un monde sublime et inconnu. — Tout ce grand espace était d’un bleu tendre d’une douceur infinie, comme le velours du lit d’une jeune mariée. La lune montait, et son ruissellement faisait sur l’azur une colonne tremblante de lumière. — Ce divin azur s’étendait à perte de vue, et la lune, cheminant, le montrait peu à peu reposé, délicieux, comme les rideaux et les profondeurs chastes d’une silencieuse chambre nuptiale. — Là-dessus, il m’est venu des idées folles ; j’ai vu passer dans ma tête une espèce de dialogue comme celui de Lucrèce : la conversation de l’homme avec la nature infinie, le spectacle de tous ces vivans, cité héroïque incessamment assiégée par les élémens bruts, où les combattans, à mesure qu’ils tombent, sont remplacés, où, sous le soleil pacifique, indifférent, se joue avec des sanglots et des cris d’admiration, la tragédie éternelle de la vie. Comme je l’ai eu, ce sentiment, une fois déjà cette année à Florence[1] ! Cette humanité dont nous sommes les fils et qui vit en chacun de nous, est une Niobé, dont les enfans tombent incessamment sous les flèches des archers invisibles ; les fils et les filles blessés s’abattent et palpitent ; les plus jeunes cachent leur tête dans la robe de leur mère ; l’une, encore vivante, lève des bras inutiles vers les meurtriers célestes. Elle, froide et raidie, se redresse sans espérance et, élevée un instant au-dessus des sentimens humains, elle aperçoit avec admiration et avec horreur le nimbe éblouissant et funéraire, les bras tendus, les flèches inévitables, l’implacable sérénité des dieux.


H. TAINE.

  1. Voyez Voyage en Italie, t. II, p. 80.