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— Par contraste, la longue bande de roche du Lazaret, le château d’If, sont d’une blancheur délicieuse — blanc et bleu, c’est la couleur des vierges. Comment faire comprendre une couleur ? Comment, avec des mots, montrer que ce blanc, ce bleu, sont divins par eux-mêmes ? Rien autre chose dans tout le paysage. La nature se réduit à cela, une coupe de marbre blanc et de l’azur dedans. — Aux deux bouts, à droite et à gauche, les hauts rochers, labourés, rayés, ravinés, lointains, emprisonnent l’air dans leurs crevasses, dans leurs enfoncemens, et semblent dormir sous un voile.

Nous nous sommes baignés ; la mer porte le corps ; un sable uni accueille les pieds. En voyant les membres se mouvoir si facilement dans l’eau, on pense aux félicités antiques. Le soleil a beau être dans son plein, la brise et la fraîcheur de la mer le tempèrent. Tout en nageant sur le dos, on voit la côte, les sables, les tamaris qui frémissent, les bois de pins qui se chauffent et répandent des senteurs ; on sent les vagues bleues qui arrivent, qui viennent vous bercer ; on regarde la frange d’argent mobile dont elles entourent la côte, on y sent le perçant regard, la force virile, la sérénité joyeuse du magnifique soleil. Comme il triomphe là-haut ! Comme il lance à pleines poignées toutes ses flèches sur cette nappe immense ! Comme ces flots miroitent, étincellent et tressaillent sous cette pluie de flammes ! On pense aux Néréides, à Apollon. Que la Galatée de Raphaël est vraie, comme on entend les conques sonnantes des Tritons, et que des cheveux blonds dénoués, des corps blancs lavés d’écume, seraient beaux sur cet azur !

Nous sommes entrés dans une auberge, et nous sommes restés une heure accoudés sur la terrasse… Dans les lointains et aux endroits où poussent les algues, le bleu de la turquoise et des saphirs devient celui de l’indigo. On n’imagine pas une couleur si intense et si solide, quelque chose de si plein et de si fort, un si puissant et si riche contraste entre la blancheur nette des roches découpées et l’azur profond qui les entoure ; il faudrait venir vivre ici pendant trois mois, cela guérirait des tristesses.

La veille, P… m’avait conduit dans le quartier vieux ; quartier des pauvres, des filles et des matelots. Une vingtaine de rues en pente sur une sorte de montagne escarpée, avec des ruisseaux bourbeux qui gargouillent, et vingt mauvais lieux par rue. Une acre odeur concentrée d’immondices entassées monte ; des lueurs étranges tombent dans la noirceur de la ruelle encaissée. Sur les deux bords, à chaque maison, des femmes en cheveux, souvent décolletées, avec leur toilette étalée