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épanche son incendie et sa gloire, on aperçoit un petit frétillement, des myriades presque imperceptibles d’écaillés d’or, comme d’un beau poisson bienheureux, divin, endormi dans l’azur. Deux ou trois bandes minces d’un bleu plus pale marquent l’endroit où tout d’un coup la profondeur augmente, et le ciel avec la mer ainsi veinée ressemble aux deux valves lustrées, marbrées, d’une coquille de nacre.

Plus près, le port ; une trentaine de petits navires s’approchent lentement de l’ouverture ; les trois jetées dessinent avec un vif contour noir leur bande étroite ; le phare monte net, en relief ; une vieille forteresse fauve, sur une croupe, fait saillie sur la droite ; cette netteté des arêtes, cet admirable contraste des teintes claires, lumineuses et des formes âpres et tranchées, font un plaisir qu’on n’imaginait pas. Le port lui-même, protégé, luit comme une coupe de diamans. — Comme on comprend, en pareil pays, l’origine de la peinture !

Tout le long de la côte, descendent et tournoient les rayures des chemins rougeâtres ; on se retourne et l’on voit l’escarpement abrupt de la montagne fauve et brûlée, puis, tout au loin, les chaînes des Pyrénées qui nagent bleuies, dorées, enveloppées de violet pâle dans le jeune et immuable azur.

Tout sort du climat ; la tôle humaine ne fait que reproduire et concentrer la nature qui l’environne. Vous voyez bien que des hommes ainsi entourés ne peuvent pas avoir la même âme que des gens du Nord.

Négligence et saleté quand on rentre, les premières rues sont des dépotoirs ; les enfans sont crasseux et vont pieds nus. — La ville s’allonge au bord de ses canaux ; cela fait une petite Venise ; elle aussi est bâtie sur des lagunes, entre un énorme étang qui est un morceau de mer devenu intérieur et de l’autre côté la mer. — C’est l’entrepôt des vins du Midi ; les tonneaux, les foudres sont partout.

Les plus grands spectacles sont imprévus. Quelle vision la nuit, à l’arrivée dans cette ville inconnue, avec la mer et le lac à demi devinés dans une demi-lueur douteuse, puis, du haut de l’impériale de la diligence, ces canaux blafards, ces rues noires, silencieuses, léchées çà et là par une lumière, ce port, cl, au bout, la noirceur énorme sans dimensions ni limites, une file de navires avec leurs agrès, et les mâts comme la toile d’une araignée monstrueuse ; au centre un bateau toueur, horriblement noir, lentement promène avec une respiration rauque, sans but visible, son fanal rouge et menaçant comme le fanal du dieu des morts ; puis, au-dessus, l’escadron obscurci des silencieuses étoiles !