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commencemens de sensations, des motifs de cavatine ! Pour les avoir parfaites, il faut les corriger, les compléter. J’éprouve ici la même chose ; il y a çà et là une façade, quelques vieilles maisons en bois et en terre, quelques tourelles de la Renaissance, des églises gothiques. Mais j’aurais besoin d’achever le tableau.

Cependant hier, l’église de Saint-Etienne, à six heures du soir, était grandiose et lugubre. Elle est toute biscornue, déjetée d’un côté. Mais au dedans, dans l’obscurité, un pilier gigantesque montait, noirci, indistinct, parmi des clartés indécises, des tableaux énormes, des boiseries. Je ne trouve pas de mots pour rendre ces noirceurs insondables, vagues, mouvantes, à la Rembrandt, ce grandiose vaisseau rempli d’ombres. — La rosace gardait encore quelque lumière, douloureuse et mystique avec son incarnat violacé, ses figures étranges et entrelacées, les derniers scintillemens de la sanglante magnificence. Comme c’est là le ciel, vu le soir en rêve, par un homme qui aime et qui souffre !

Beaucoup de promenades dans la ville, surtout le soir. Elle est bien tortue, bossue. « C’est un Poitiers endimanché », disait le colonel. Mais il y a du mouvement dans la rue, une foule sur la place, au café ; tout cela ondoie dans l’ombre noire rayée de lumière. — Ce n’est pas une ville morte, c’est un centre, une capitale provinciale, fière d’elle-même. Elle a deux journaux fort répandus ; on les trouve chez le plus mince coiffeur ou gargotier ; ici, dans notre hôtel qui est le meilleur, pas un journal de Paris. L’Aigle et le Journal de Toulouse s’occupent des événemens locaux, de tel chanteur du pays qui vient de débuter à Lyon. Léotard, le gymnaste, est d’ici, ils s’en font un titre de gloire. Ils ont un correspondant, un certain monsieur du pays, qui traite les hautes questions politiques. Je vois plusieurs libraires ; l’un très bien fourni, avec les livres nouveaux et les réfutations de Renan, même les réfutations des réfutations. — Les gens soignent leur toilette ; les hommes ont l’air pimpant et propret, avec leur barbe noire bien taillée en brosse, leur redingote serrée à la taille.

Figures et poses involontairement comiques de bravaches et de matamores dans les rues. — Plus souvent encore, la suffisance heureuse d’Acaste, dans Molière :

J’ai du bien, je suis jeune, et sors d’une maison
Qui se peut dire noble avec quelque raison…
Et l’on m’a vu pousser, dans le monde, une affaire
D’une assez vigoureuse et gaillarde manière…
Je suis assez adroit ; j’ai bon air, bonne mine,
Les dents belles surtout, et la taille fort fine.
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter,
Qu’on serait mal venu de me le disputer.