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le prince Lobanof a eu de la chance ; il est arrivé à l’heure propice ; peut-être n’aurait-il pas pu faire une année plus tôt ce qu’il a fait avec tant d’opportunité au moment précis où l’événement était devenu possible ; mais si les circonstances l’ont favorisé, il faut convenir qu’il a eu, pour en profiter, la main singulièrement experte et rapide. Il n’a pas laissé échapper une seule occasion, il n’a pas perdu un seul jour, comme s’il avait eu le secret pressentiment que le temps était pour lui une quantité parcimonieusement mesurée et comptée. Il faudrait remonter assez haut dans l’histoire de l’Europe pour retrouver l’exemple d’une activité aussi grande et aussi féconde. Bien qu’il n’ait guère duré qu’un an et demi, le prince Lobanof a su donner toute sa mesure : il s’est montré diplomate accompli et véritable homme d’État.

Évidemment son œuvre lui survivra ; son successeur, quel qu’il soit, saura la continuer ; l’orientation de la politique russe ne tient pas à la personne d’un ministre. Quant à nous, qui suivions avec une sympathie attentive les succès et les progrès du prince Lobanof, soit en Extrême-Orient où nos intérêts se confondaient avec les siens, soit dans les Balkans où ils n’avaient rien qui leur fût contraire, nous étions heureux de voir l’alliance franco-russe faire ainsi ses preuves et montrer son efficacité. La Russie a été autrefois l’amie de l’Allemagne : cela l’a conduite au traité de Berlin. On affirme aujourd’hui que pour mettre le dernier sceau à son habileté, et aussi pour écarter dans un sincère amour de la paix tous les conflits futurs, le prince Lobanof était parvenu à s’entendre avec l’Autriche sur la conduite à tenir dans les affaires d’Orient. S’il en est ainsi, on ne peut qu’applaudir une fois de plus à sa dextérité et à sa prudence. D’accord avec la France dans sa politique générale, et subsidiairement avec l’Autriche sur tous les points où la Russie et l’Autriche pouvaient se trouver en opposition d’intérêts, il avait le droit d’attendre les événemens avec confiance. Il a succombé après avoir fait son œuvre, et le meilleur éloge qu’on puisse faire de lui est que, s’il est très difficile à remplacer, il a pourtant rendu plus facile la tâche de son successeur.


Francis Charmes.
Le Directeur-gérant,
F. Brunetière.