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L’instinct populaire dont nous parlions plus haut a quelquefois des divinations heureuses ; quelquefois aussi il se trompe. Lorsque M. de Giers est mort, il n’a pas soupçonné le rôle modeste, mais très actif et très utile que ce ministre avait eu dans l’établissement de l’alliance franco-russe. M. de Giers, quoi qu’on en ait dit, a vraiment voulu l’alliance, et il a personnellement contribué à la faire. Il a eu à lutter pour cela contre des préjugés traditionnels qu’il avait autrefois partagés lui-même, et qui n’existaient pas seulement en Russie : le bon sens et la ferme volonté de l’empereur Alexandre III l’ont aidé à vaincre tous les obstacles. Quant au prince Lobanof, il n’a point participé à la préparation de l’alliance, et rien ne prouve qu’il en ait été partisan à l’origine ; ses tendances naturelles semblaient le porter d’un autre côté ; mais, arrivé aux affaires au moment où l’alliance était faite, où elle était même avouée, en homme intelligent, avisé, résolu, il ne s’est pas posé d’autre question que de savoir le meilleur parti à en tirer. Il ne s’est pas trompé sur ce point. Partisan de l’alliance, peu importe que le prince Lobanof l’ait toujours été : ce dont on peut être sûr, c’est qu’il l’était devenu en toute sincérité. On arrive tout naturellement à aimer un instrument dont on sait faire un aussi bon usage. Jusqu’à lui, peut-être parce que le temps avait manqué auparavant, le gouvernement russe n’avait pas, en quelque sorte, fait usage de l’alliance pour sa politique courante. Il s’était borné à resserrer entre les deux pays des rapports d’intérêts purement matériels et financiers ; on sait que plusieurs emprunts russes, s’élevant au total à une somme très considérable, ont été négociés sur le marché de Paris. Le prince Lobanof n’a pas négligé cet ordre d’affaires, mais il n’a eu garde d’y borner son action, et en l’espace de quelques mois il a réussi d’abord à rectifier la politique de la Russie sur tous les points où elle était mal engagée, ensuite à lui donner une allure alerte et vive, et une activité et un essor tout nouveaux. Pour les hommes du métier, le travail diplomatique auquel il s’est livré peut vraiment servir de modèle, car il n’y a pas eu une seule faute, pas une négligence de commise, mais bien une perfection de doigté qui ne saurait être trop remarquée et étudiée. Incontestablement, le prince Lobanof, le jour de sa mort, a laissé la Russie dans une situation supérieure à celle où il l’avait trouvée ; et lorsqu’on pense que ces heureux résultats ont été obtenus en quelques mois, on se demande quel en aurait été le terme si la série s’en était continuée quelque temps encore. Les journaux anglais se sont posé cette question avec une sorte d’inquiétude rétrospective, et ils n’ont mis aucun amour-propre à refouler en eux-mêmes le soupir de soulagement provoqué chez eux par la mort d’un homme qu’ils considéraient comme un adversaire : ils l’ont même exhalé assez bruyamment. Et pourtant, le prince Lobanof était un sincère ami de la paix ; il n’a jamais rien risqué qui pût amener des complications