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victimes ! un tel état de choses n’est pas sain. Il ne saurait se prolonger sans amener des accidens nouveaux, ni amener ces incidens sans provoquer une réaction soudaine et toute-puissante de l’humanité outragée. Voilà ce que le sultan doit se dire, ou ce qu’il faut qu’on lui dise et qu’on lui fasse entendre, pour prévenir ces fatalités historiques dont lord Salisbury aime tant à évoquer le fantôme menaçant. Le mal répandu dans les provinces éloignées, où il était peut-être moins apparent, a reflué au cœur, à la tête même de l’empire. Un accès violent s’en est produit à Constantinople sous les yeux de l’Europe consternée. Certes, les Arméniens qui ont mis la main sur la Banque ottomane n’ont pas rendu, comme ils l’espéraient sans doute, leur cause plus intéressante ; l’acte qu’ils ont commis est aussi inintelligent que criminel ; mais les représailles qui ont suivi, l’égorgement de toute une race à travers les rues de la capitale, sont un spectacle qu’il serait dangereux de donner deux fois au monde, non seulement parce qu’il est révoltant en lui-même, mais parce qu’il inspirerait les craintes les plus sérieuses, les mieux fondées, sur la sécurité des Européens eux-mêmes dans une ville où ils ont tant d’intérêts accumulés. Le jour où ces craintes prendraient un certain caractère d’acuité, l’Europe devrait se protéger elle-même, et puisse sa bonne fortune la dispenser d’établir jamais à Constantinople un condominium à six !

Le trouble du présent, l’incertitude de l’avenir en Orient ajoutent aux regrets que nous cause la mort inopinée du prince Lobanof. On attendait le prince à Paris, où il devait dans peu de jours accompagner son auguste maître, lorsqu’un mal subit l’a foudroyé dans le train impérial. La nouvelle qui s’en est aussitôt répandue en Europe a produit universellement une émotion très vive, mais qui n’a été nulle part plus profonde qu’en France, et non pas seulement dans ces classes de la société où la perte du prince Lobanof pouvait être appréciée en pleine connaissance de cause, mais parmi les classes populaires elles-mêmes, qui, par une sorte d’intuition, ont compris l’importance, sinon la nature même de l’événement. On a vu dans le prince Lobanof un ami de la France, et un ami digne de toute sa confiance. On s’est rassuré en pensant que la politique de la Russie était et qu’elle continuerait d’être celle de l’empereur, ce qui est la vérité. A un instrument brisé, un autre sera substitué pour la poursuite de la même œuvre ; mais, lorsqu’il s’agit d’un ministre des affaires étrangères, il s’en faut de beaucoup que l’instrument soit indifférent en lui-même, et celui que l’empereur s’était assuré dans la personne du prince Lobanof était d’une qualité tout à fait rare. Avant que le prince Lobanof arrivât au ministère, on le regardait comme un diplomate distingué, comme un écrivain de talent, comme un historien de mérite, mais personne ne soupçonnait en lui les qualités de l’homme de résolution et d’action au degré supérieur où il les a manifestées.