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Frédéric Creuzer avait trente-trois ans lorsque, en 1804, il fut nommé professeur de philologie à l’Université d’Heidelberg. Il avait épousé, cinq ans auparavant, la veuve d’un de ses collègues de Marbourg, mère de deux enfans, et plus âgée que lui d’une quinzaine d’années. Ses premières lettres à son cousin Léopold Creuzer, après son installation à Heidelberg, sont remplies de menus détails sur ses nouveaux collègues et ses nouveaux élèves, sur l’emploi de son temps, voire même sur le prix des denrées et leur qualité. Le 17 août 1804, il annonce à son cousin que, la veille, Clément Brentano lui a présenté, dans une allée du Parc, une demoiselle de Gunderode, qui a publié des vers sous le pseudonyme de Tian. « Mais elle m’est devenue chère tout de suite, et c’est après seulement que j’ai lu ses vers. Une chère, chère jeune fille, dont je te souhaiterais de faire la connaissance. »

Le 1er septembre, il a déjà « sur le cœur des choses qu’il ne peut confier à une lettre ». Il prie son cousin de venir le voir, mais de venir seul, car toute autre société lui serait insupportable. Et un mois ne s’est point passé que le voici en correspondance régulière avec Caroline. « Comme j’ai compté les jours, lui écrit-il le 4 octobre, jusqu’à l’arrivée de votre lettre ! J’enviais tous ceux que je voyais en possession de lettres de vous. L’autre jour, ayant rencontré la femme de Brentano seule à Schwetzingen, je n’ai pu m’empêcher de lui confier la peine de mon âme ! Vous allez encore me dire que je ne vous aime pas avec assez de calme, que je vous demande plus que vous ne sauriez m’accorder ! etc. Mais puis-je vous cacher ce que j’éprouve si profondément ?… Toute la journée je médite votre lettre. La nuit, après avoir lu une page de votre recueil, je m’endors avec votre image dans le cœur. Ainsi, vous le voyez, vous sanctifiez ma vie ! »

Quelques jours après, il eut à Francfort un long entretien avec sa bien-aimée, au sortir duquel il écrivait, en latin, à son cousin Léonard : « Sache que je nage en plein ciel. Mais c’est la tragédie qui commence, telle que tu l’as prédite. Le sort en est jeté : point de milieu, le ciel ou la mort. Et déjà je porte sur mon cœur un symbole sensible, un médaillon d’or qu’elle m’a donné. »

La tragédie allait commencer, en effet, dès le lendemain de ce jour de délices. « Écoutez, écrit-il le 16 octobre à Caroline, apprenez comment le ciel a favorisé mes vœux. Je suis rentré ici hier soir dans un étal d’agitation extraordinaire. Ma femme s’approche de moi, me demande avec sympathie comment je vais. Un torrent de larmes jaillit de mon cœur. Je prends courage, et, plus vrai envers elle que je ne l’ai jamais été, je lui déclare d’un ton ferme, mais doux, que je ne puis plus la considérer comme ma femme, que jamais d’ailleurs je ne l’ai tenue pour telle, mais que je lui garderai toute ma vie une reconnaissance profonde. Ceci l’élève au-dessus d’elle-même. Avec une